Quoi de plus banal qu’un barbecue ? Solution de cuisine conviviale aux qualités gastronomiques variables, la cuisson sur grill est un classique des beaux jours et un sujet de marketing intense. Dans les grandes surfaces, des rayons spécifiques lui sont consacrés tandis qu’il fait la une des prospectus estivaux. Et au centre de cette mise en scène : l’homme. C’est à lui que semble adressé ce cortège de viande, d’ustensiles, de combustibles, de boissons et de sauces. Dans la culture médiatique et au cœur des festivités estivales, barbecue et masculinité semblent liés par un lien mystérieux.

De prime abord, la masculinité du barbecue tiendrait à ses caractéristiques centrales. Il s’agit de cuire de la viande crue sur un feu. La technique apparaît ancienne et renvoie d’ailleurs à l’étymologie du mot. Introduit dans les usages francophones dans les années 1960, le terme nous vient du monde anglo-saxon. En anglais, il est l’adaptation d’un mot espagnol lui-même inspiré d’un mot amérindien : babaricu en usage dans les caraïbes ou en Floride pour désigner une cuisson de viande réalisée dans un trou. Autrement dit, l’expansion du terme est liée à l’histoire de la colonisation des Amériques, et renvoie à une technique culinaire considérée comme « primitive ».

Du mammouth à l’entrecôte

Élément crucial, le feu semble avoir été conquis sur la nature par l’humanité balbutiante, comme l’illustre La guerre du feu de Jean-Jacques Annaud (1983), un des rares films consacrés à cette époque pour le moins lointaine. Lors d’un barbecue, cet acquis civilisationnel majeur semble rester une épreuve remplie d’aléas. Encore nimbés d’un savoir mystérieux, l’allumage et l’entretien du foyer pour obtenir les braises indispensables à la réussite de la cuisson est affaire d’hommes. C’est l’évidence que relaie le marketing du barbecue. Une recherche rapide sur YouTube renverra des centaines de vidéos consacrées à la question. La majorité d’entre elles sont produites par des entreprises de grande distribution (Colruyt, Delhaize…) ou par les marques spécialisées (comme la marque de grill Weber). La distribution de cette technique dans les espaces masculins se vérifie aussi dans le genre de commerce qui vendent à la fois l’objet et le combustible : non pas dans les enseignes dédiées aux cuisines, mais dans les magasins de bricolage, ou les stations essence. Pour l’ensemble de ce marché, c’est bien l’homme qui est identifié à l’image comme le responsable de l’opération.

Cette attribution s’accompagne d’une emphase sur l’environnement technique. Le barbecue n’est pas un simple foyer, c’est une machine complexe qui bénéficie d’améliorations pensées par les meilleurs ingénieurs. Elle se décline à travers une gamme allant de l’appareil le plus rustique à la pièce de grand luxe. Transversalement à l’offre, une constante se dégage : l’acier est roi. C’est un héritier de l’univers industriel qui trône dans nos jardins. L’outillage est aussi marqué par la confrontation au danger inhérent à l’opération : tabliers et gants de cuir, piques et pinces. Les maniques à fleurs, bordées de dentelles, utiles à sortir une brioche du four, font fragiles figures face à la panoplie de forgeron indispensable pour griller une tranche de lard.  

Mais le point d’orgue du barbecue est bien évidemment la viande. Chez le boucher ou dans les étals des grandes surfaces, la présence des produits spécialisés indique le passage des saisons aussi sûrement que les décorations des fêtes de fin d’année. Or, la viande est affaire d’hommes. C’est en tout cas ce que proclame fièrement le magazine Beef, “pour les hommes qui ont du goût”, dans son éditorial inaugural : « La gent féminine a décidé de prendre le pouvoir, au point que l’on trouve aujourd’hui des femmes à la tête de multinationales de la high-tech et même de l’automobile. Grand bien leur fasse. Profitons-en pour reprendre la place laissée libre en cuisine. Nous pourrons ainsi réaffirmer nos valeurs et redonner à la viande rouge, aux féculents, aux matières grasses toute la place qu’ils méritent[1] ».

À en croire cette mâle revendication, la viande rouge serait donc une valeur essentielle du « sexe fort ». Serait-ce lié au cliché selon lequel en tout homme sommeille un chasseur ? Un prédateur mu par un instinct grégaire qui consiste à ramener du gibier à la caverne ?  À défaut de bases anthropologiques convaincantes, cette image d’Epinal est largement reproduite par le marketing du barbecue. Comme le relevait Roland Barthes : « [Le steak] est le cœur de la viande, c’est la viande à l’état pur, et quiconque en prend, s’assimile la force taurine[2] ». La marque Jupiler ne cesse d’en appeler à la masculinité pour vendre sa bière, et y associe volontiers le barbecue comme étant le moment clé où s’en abreuver va de soi. En 2015, elle proposait Let’s Meat, une série vidéo de mises en situation « extrême » où deux spécialistes exploraient les nuances de virilité de l’exercice : griller de la viande sur du métal chauffé à blanc, dans un bolide, sur de la lave volcanique…

Le feu et la viande composeraient-ils le blason de tout homme qui se respecte ? Les appels primitifs dont l’écho lointain s’incarnent dans le barbecue moderne ? En tout cas, il y a comme une impression diffuse de danger qui le nimbe, comme un défi à relever. En somme, comme le synthétise une publicité de la marque Weber : « Les fans de grillades ont besoin de barbecue qui font de nous des héros aux yeux de ceux que nous aimons ». Ces spécialistes de la discipline, promoteurs récurrents de féroces compétitions à travers le monde[3], misent sur le message essentiel : briller sur un grill, revient à braver un péril. En les confrontant à la bête et au feu, le barbecue ne serait pas tant une technique de cuisson qu’une épreuve qualifiante pour les hommes. Dès lors, ce ne sont pas les habits masculins du barbecue qui justifient qu’il soit affaire de mecs, mais l’inverse. 

Un moment organisé pour l’homme

L’origine primitive a tout du mythe, et son étymologie amérindienne est un trompe-l’œil. En réalité, cette habitude s’est surtout diffusée à la faveur du marketing de l’après-guerre, et s’est accompagnée d’un discours voulant la faire passer pour une tradition bien ancrée. L’apparat primitif serait donc à la fois un ornement nimbé de préjugés à l’encontre des populations amérindiennes et un argument folklorique qui vise à l’inscrire dans une filiation historique artificielle[4]. Le barbecue n’est pas plus masculin que l’informatique ou l’automobile, mais un de ces domaines que notre culture utilise comme marqueur de genre. Ce processus n’est cependant pas arbitraire, la culture populaire est riche en indications sur les raisons de l’attribution masculine du barbecue.   

Dans les films ou les séries, les scènes convergent presque toutes sur un homme affairé sur un grill. Ce moment est sien. Dans la franchise Fast & Furious, plusieurs scènes de barbecue permettent au héros, Dominic, de célébrer autour de lui l’union de son groupe d’amis. Dans Mission To Mars, le film débute sur une scène similaire. La caméra navigue entre les convives et aboutit sur le personnage incarné par Tim Robbins, le commandant de la mission spatiale qui décolle le lendemain. Le travelling focalise l’attention sur lui, et s’appuie sur la place centrale qu’occupe le grill dans cette scène de garden party pour mieux souligner la hiérarchie des personnages. Les exemples abondent, la scène est banale et indique comment la pop culture reproduit de manière routinière cette association. Le marketing n’est pas en reste : pour la société de distribution Delhaize, les produits se sont longtemps vendus pour aider ses clients à « devenir king du BBQ pour épater la galerie », et Youtube abonde de tutoriaux commerciaux qui promettent une réussite prestigieuse.

Pourtant, cette convergence rappelle par contraste la manière dont cette même culture commerciale et fictionnelle associe la femme à la cuisine traditionnelle. Dans ces scènes, il est frappant de constater que, si les femmes sont présentes, c’est pour amener de la maison des accompagnements ou des desserts. Dans le film de Tim Burton, Edward aux mains d’argent se trouve assigné à la cuisson des viandes enfilées sur les lames de ses mains, tandis que les femmes au foyer du voisinage rivalisent pour lui faire goûter qui une salade de pommes de terre, qui une tapenade de son cru. Cette distinction de genre entre les viandes grillées et les accompagnements matérialise sans doute où se situe la vraie frontière entre les genres et les types de cuisine. En réalité, ce ne sont pas le feu et la viande qui la justifient, mais l’opposition entre monde extérieur et intérieur. Si la femme est la maîtresse de maison, l’homme règne en dehors.

Ce dehors est symbolisé par la jardin, un domaine domestique auquel les hommes sont facilement associés (songeons aux nuances de genre entre tondeuse et aspirateur). Mais l’élément central de cette extériorisation est l’élargissement de la réception. Le barbecue est prétexte à un grand nombre d’invités : amis, voisins, collègues y défilent. Autrement dit, il relève quasiment de l’espace public[5], un domaine où les hommes sont aux commandes. Dans la publicité de Devos&Lemmens, la saison du Balbecue, le printemps signale la sortie des mâles qui s’apprêtent à recoloniser les extérieurs. En quelque sorte, la réussite du barbecue est une opération de prestige assumée par l’homme, et qui traduit, à l’égard de la société, la qualité de son foyer et de son monde personnel[6].

Sous les braises, la fragilité de l’homme moderne

Dans les fictions, cette dimension sociale offre une belle opportunité dramatique. Puisqu’il s’agit de se montrer sous son meilleur jour au regard social, l’occasion est belle de signaler les désordres intérieurs qui rongent le personnage. C’est en allumant le barbecue que le parrain de mafia Tony Soprano s’effondre sous l’assaut d’une crise d’angoisse, introduisant ainsi le ressort narratif qui anime cette série télévisée culte. Même fonction dans la scène qui inaugure The Hunters, où un banal barbecue confronte une victime du nazisme à son bourreau qui s’était fait une nouvelle vie sous la couverture du bourgeois américain. La scène de la grillade permet de dévoiler la crise profonde qui couve chez l’homme au moment où la société attend de lui qu’il coche toutes les cases du succès : assurance de soi, finances confortables, famille et couple harmonieux.

Les personnages de la culture populaire semblent partagés entre le désir d’affirmer leur concordance à ce que la société attend d’eux et une lassitude face à cette pression. La première approche est propice à la comédie : engoncé dans le rôle de l’homme parfait, l’antihéros du grill semble intoxiqué par les fumées de sa propre vanité. Jouant sur cette ironie, et à contre-courant du marketing de la virilité, quelques publicités explorent parfois ce ressort[7]. La seconde est l’occasion de sonder le mal-être d’un personnage masculin confronté aux injonctions sociales. Dans The Good Kill, la dépression qui agite le personnage principal prend source dans le fait qu’il soit un pilote de l’armée de l’air américaine désormais assigné au pilotage de drones armés. Combattre sans péril, voler sans avion, sont pour lui une déchéance, dont la honte le conduit à l’impuissance auprès de sa femme. Face au barbecue, il fait piètre figure, retournant mollement les hamburgers, incapable de communiquer ne fusse qu’un soupçon d’assurance auprès de ses convives.

Si les fictions publicitaires ou dramatiques associent sans ciller les hommes au barbecue et le barbecue aux normes sociales, elles balancent entre la célébration de cette cérémonie et l’opportunité qu’elle offre de critiquer la condition moderne. La répartition de ces obligations auprès des genres reste peu questionnée[8] au-delà du constat de ce qu’elle a d’artificiel, voire de pathétique. La reproduction visuelle de la confiscation patriarcale du domaine périphérique au foyer reste routinière. Elle se borne au constat. Derrière l’angoisse de la cuisson d’une chipolata, il y a pourtant beaucoup à questionner. S’en affranchir n’aurait-il de sens qu’en dénonçant le privilège exclusivement masculin que sa réussite symbolise ? Voilà en tout cas matière à attiser les conversations au coin du charbon de bois…

Daniel Bonvoisin – Août 2020


[1] Alexandre Zalewski, Communiqué de presse, mars 2014,Beef!

[2] Roland Barthes, Mythologies, Le bifteck et les frites, Éditions du Seuil, col. Points, 1957, p. 77

[3] Voir http://www.bbqfestival.fr

[4] L’invention de la tradition, dir.  Eric Hobsbawm et Terence Ranger, Éditions Amsterdam, 2012

[5] Dans les fictions, les barbecues sont les moments où des inconnus peuvent s’introduire facilement dans les réceptions, où les gens font connaissance.

[6] Dans le film australien BBQ, le héros, un père de famille débonnaire, convie régulièrement son voisinage à des repas plantureux. Mais une intoxication alimentaire ruine sa réputation. Il ne retrouvera son salut qu’à travers une impitoyable compétition de barbecue.

[7] Publicité Aldi Irlande, 2015, chaîne de l’agence de casting Pearce McMahon, https://www.youtube.com/watch?v=GagpoxY4LpM ou

[8] Dans une publicité qui fit du bruit, la marque de rasoir Gilette plaidait pour une réinvention de la masculinité, débarrassée du fatras de la virilité. Pour mettre en scène l’homme traditionnel, complaisant envers la violence, Gilette les alignait derrière des barbecues. We Believe: The Best Men Can Be, 13 janvier 2019, chaîne de Gilette, https://www.youtube.com/watch?v=koPmuEyP3a0