Le cinéma de guerre offre un point de vue privilégié pour observer la place que la société contemporaine réserve aux hommes et aux femmes. Si celles-ci restent rares dans les rangs des armées, de nombreux personnages féminins apparaissent dans les fictions guerrières. Bien qu’elles y jouent un rôle secondaire ou franchement mineur, leur fonction est constante et cruciale lorsqu’il s’agit de motiver l’héroïsme masculin voire les conflits dans leur ensemble.
Le cinéma a accompagné tout le 20ème siècle et proposé des milliers de fictions qui mettent en scène des conflits historiques ou imaginaires. L’approche critique la plus courante de cet immense réservoir d’histoires consiste à évaluer la pertinence historique ou l’orientation idéologique de leur récit respectif. Si ces dimensions permettent d’appréhender le rapport entre des cultures populaires et les représentations du monde, elles négligent parfois l’intérêt des récurrences narratives du cinéma.
Au sujet du rapport entre hommes et femmes, ces redondances en disent pourtant long. Il n’échappe généralement pas que les héros des films les plus populaires sont très souvent des hommes dans la force de l’âge, de surcroit blancs lorsqu’on considère la production occidentale. Si les personnages principaux féminins acquièrent lentement une place plus importante, ils restent souvent cantonnés à des genres spécifiques : drames, romances, comédies, etc. Le cinéma d’action, d’aventure ou de guerre, en somme les films où l’action du personnage a un impact sur la société, reste très largement réservé à des héros masculins.
De manière générale, la fiction audiovisuelle offre peu de postes de responsabilités aux femmes. Au cinéma, la rigide M a certes dirigé le MI6 de James Bond. Parfois, surtout depuis 2000, l’une ou l’autre femme est aux commandes des nations : Elizabeth Landford dans Independance Day 2 (Roland Emmerich, 2016), la Reine Elizabeth de la duologie de Shekhar Kapur qui lui est consacrée, Laura Roslin dans la série de sience-fiction Battlestar Galactica, la première ministre danoise Birgitte Nyborg de la série Borgen ou les femmes de pouvoir de la série comique Veep[1]… Le cinéma de guerre se montre encore plus avare : G.I. Jane de Ridley Scott (1998), Courage Under Fire d’Edward Zwick (1996), Zero Dark Dirty de Kathryn Bigelow[2] (2012). Il faudra l’appui de la science-fiction avec Alien, Edge of Tomorrow et les soldates de Starship Troopers pour contester aux hommes leur monopole absolu. Si quelques exceptions récentes[3] signifient peut-être l’esquisse d’un frémissement, leur rareté est significative des résistances culturelles à l’idée qu’une femme soit propice au leadership. Pourtant, les personnages féminins sont loin d’être absents du cinéma de guerre et ils y jouent un rôle important.
La femme à l’arrière du front
Selon certains canons de l’écriture cinématographique en vogue à Hollywood, le héros évolue à travers le récit sur deux tableaux : un monde extérieur et un monde intérieur[4]. Le premier consiste en gros à la confronter à une adversité qui ne lui est pas personnelle. Typiquement, le super-héros qui lutte contre son homologue du mal ou le policier qui résout une enquête. Le second décrit plutôt une difficulté qui lui est intime, de l’ordre souvent du sentimental. C’est un deuil mal négocié, un souvenir douloureux, un amour difficile qui se manifeste par une fragilité (comme l’alcoolisme, des angoisses, une nostalgie…). Les scénarios qui suivent ce canon offre habituellement au héros de négocier ces deux difficultés simultanément dans un mouvement – le character arc[5] – qui l’amène finalement à évoluer. Aujourd’hui, cette recette domine largement la fiction américaine, elle-même omniprésente dans notre environnement culturel. Il n’est pas difficile de la reconnaître aux quatre coins des salles. A travers ses multiples répétitions, on peut voir émerger des schémas répétés qui articulent le personnage principal à des problématiques récurrentes, qui propose des solutions similaires et qui place autour de ce personnage d’autres figures secondaires dans des rapports presque systématiques. C’est ce schéma qu’il est intéressant d’établir à travers une série de films dans la mesure où il témoigne de quelque chose qui semble aller de soi, en particulier sur les rapports entre hommes et femmes.
Le cinéma de guerre est un des genres où cette recette est particulièrement visible et souvent structurée de la même manière. Notre héros est un soldat : il est au front et sa quête consiste à se battre contre l’ennemi de son camp. La bataille fait rage et lui inflige de sévères difficultés : blessures, traumatismes et inévitablement, la perte de camarades. Mais sa situation est aggravée par un problème qui lui est intime : il a laissé au pays une fiancée, une épouse, des enfants, des parents. Nous avons tous vu l’héroïque combattant tenir entre ses doigts tremblants la photo abimée de l’être aimé. Il y puisera parfois le sursaut de courage qui le fera se lever pour affronter l’adversaire. Mais survivra-t-il au déluge de feu pour retrouver les siens ?
L’univers du héros est ainsi partagé entre un monde domestique qu’il a dû quitter et celui du front où il risque sa vie. Ce partage est l’occasion d’une distribution sexuelle des rôles dans la mise en scène d’un conflit. La femme incarne l’univers domestique qui souffre à distance de la guerre par l’absence de l’homme et par les menaces qui pèsent sur lui. Le héros masculin emporte donc dans son combat l’avenir de sa femme et de sa famille. En 2002, We Were Soldiers de Randall Wallace colle parfaitement à ce schéma. Entouré de cinq jeunes enfants et de sa femme aimante, le colonel Moore s’introduit dans le film au volant d’un break familial pour prendre ses quartiers dans une base américaine. Il sera ensuite envoyé au Vietnam avec son bataillon pour une des premières opérations du conflit. Pris au piège par les Nord-Vietnamiens, les soldats meurent un à un tandis que leurs femmes sont graduellement informées de leur disparition. Finalement, le colonel survit et retrouve les siens. Le retour au foyer est la récompense du héros. Fort bien accueilli par les vétérans du conflit, We Were Soldiers les réconcilie avec le cinéma vietnamiste[6] en évitant de condamner explicitement la guerre et en se focalisant sur le rapport entre les soldats et sur leurs souffrances[7].
Les conséquences de l’engagement du héros sur son foyer ou son couple permettent d’évaluer l’approche idéologique d’un film sur la guerre qu’il met en scène. L’éventuel happy end du film sanctionne la valeur morale des combats qui furent menés. Dans Il faut sauver le soldat Ryan (Steven Spielberg, 1997), on ne sait pas grand-chose du personnage principal campé par Tom Hanks sinon que c’est un enseignant. En revanche, sa mission consiste à sauver le soldat Ryan, quatrième fils d’une mère déjà affligée par la perte de ses trois autres garçons dans le conflit. Long flash-back du dit soldat, la guerre est interprétée à travers une opération qui préserve ce qui peut l’être d’une famille américaine. Dans un registre similaire, Pearl Harbour de Michael Bay (2001) glorifie l’héroïsme des pilotes et articule leur combat à une romance avec une infirmière partagée entre deux héros. L’histoire célèbre la bravoure américaine et se conclut sur le bonheur d’une famille constituée de l’infirmière, d’un des deux soldats et du fils du second, décédé au combat. Même mort, ce dernier se perpétue dans sa progéniture.
Cependant, le rapport à la femme n’est pas exploité pour la seule célébration de la bravoure militaire. Il permet à plusieurs films de souligner les effets destructeurs du conflit sur la vie domestique. C’est au lendemain d’un mariage que les soldats de Voyage au bout de l’enfer (Michael Cimino, 1979) s’embarquent au Vietnam pour en revenir diminués et inaptes à la vie civile et maritale. Dans Jarhead (Sam Mendes, 2005), le jeune héros s’embarque en Irak et souffre à distance de la rupture d’avec sa fiancée qu’il ne « récupérera » pas. Dans Stop-Loss (Kimberly Peirce, 2008) ou Brothers (Jim Sheridan, 2009), des soldats reviennent de mission et souffrent de désordres post-traumatiques qui fragilisent leur couple et manquent de détruire leur famille. La même dialectique front/foyer est à l’œuvre dans The Hurt Locker de Katrin Biggelow (2008) où le héros, un démineur, revient au foyer après sa mission et avoir été confronté à plusieurs « signaux » familiaux (il échoue à sauver un père de famille, son coéquipier souffre de ne pas avoir d’enfant…). Mais il se sent inapte à la paix familiale et retourne finalement en Irak car « la guerre est une drogue » comme le signale une citation au début du film. Dans American Sniper de Clint Eastwood (2014), le personnage principal fait des allers-et-retours entre le front et sa famille qui souffre de ses départs et de la dégradation de son état psychique[8].
En somme, dans ces films, au contraire des récits de We Were Soldier, d’Il faut sauver le soldat Ryan ou de Pearl Harbour, loin de préserver le foyer ou de le fonder, la guerre le détériore. Qu’il célèbre l’action militaire, qu’il en questionne les effets sur les soldats ou qu’ils la critique ouvertement, le cinéma de guerre utilise constamment les rapports des hommes aux femmes pour exprimer le jugement de valeur qu’un film adopte sur un conflit[9].
La femme face au front
La distribution sexuelle des tâches s’accompagne d’une inféodation de l’avenir de la femme à celui de l’homme. On peut cependant y reconnaître une certaine réalité sociologique dans la mesure où les femmes sont effectivement des victimes directes ou indirectes des conflits armés très majoritairement conduits par des hommes. Cependant, le cinéma de guerre ne se contente pas de faire du bonheur conjugal la récompense collatérale du héros ou le symbole des effets de la guerre. Dans plusieurs films, la préservation ou l’établissement du foyer est l’argument même du conflit. Le propos est explicite dans 300 (Zack Snyder, 2006), film de guerre antique, où Sparte se mobilise contre la menace perse qui semble dirigée en particulier sur les femmes.
La cruauté de l’ennemi, qui le disqualifie moralement pour légitimer le combat qu’on lui mène, se manifeste particulièrement dans les violences faites aux femmes. A travers toute la filmographie de la Seconde Guerre mondiale, les nazis sont largement dépeints comme des violeurs sadiques. Pour réduire la Résistance norvégienne, le commandant nazi du film Edge of Darkness (1943) n’hésite pas à laisser ses hommes violer les villageoises, ce qui provoque une insurrection générale. Dans Le vieux fusil (Robert Enrico, 1975), le personnage de Philippe Noiret assiste impuissant au viol de sa femme et à son immolation au lance-flammes avant d’entreprendre une vengeance méthodique. Dans Croix de Fer de Sam Peckinpah, qui suit les soldats allemands, on assiste également à une série de viols sur des civils. Les exemples foisonnent et ne se limitent pas aux Nazis : les soldats turcs de Lawrence d’Arabie (David Lean, 1963) commettent les mêmes crimes, comme les Vietcongs du film Les Berêts Verts (John Wayne, 1968) – un des rares films de propagande pour l’intervention au Vietnam – dont les atrocités qu’on lui rapporte émeuvent un colonel américain, John Wayne himself, et le poussent à s’investir dans le conflit pour défendre les civils.
Le cinéma partage cet argument avec la propagande de guerre classique. Victime par excellence, la femme est régulièrement évoquée pour justifier des guerres. N’était-ce pas au bénéfice de leurs libertés que les Etats-Unis ont envahi l’Afghanistan et combattu les talibans [10]? Le film Jarhead 2 : Field of Fire (Don Michael Paul, 2014) épouse parfaitement cette justification : une escouade – dont le caporal est aimé par une femme enceinte qui l’attend au pays – est amené à protéger puis libérer une afghane émancipée que les talibans veulent lapider. Sa survie et sa liberté deviennent l’enjeu du film et plus largement de la guerre. Si les violences sexuelles en temps de guerre constituent une réalité sordide largement documentée, ces exactions ne sont pas monopolisées par certains camps[11]. Dans Outrages (1989) et Redacted (2007), respectivement sur le Vietnam et l’invasion de l’Irak, Brian De Palma déploie sa critique de ces guerres au départ de viols commis par des soldats américains sur des civiles. Quel que soit l’orientation idéologique du film, la souffrance féminine est un indicateur moral important qui délimite la légitimité du conflit.
Si cette violence sexuelle signale le « mauvais » camp et donc les adversaires du héros, les qualités de celui-ci lui ouvrent des droits sur les protagonistes féminins. Si le soldat est célibataire, sa quête guerrière va souvent de pair avec une conquête féminine. L’uniforme des jeunes recrues de Top Gun (Tony Scott, 1986), Tigerland (Joel Schumacher, 2000) ou Pearl Harbour leur facilite la découverte de l’amour et leur promet logiquement un foyer. Mais ce sex appeal militaire ne se limite pas aux femmes de leur nation. En territoire conquis, l’effet perdure : les femmes sont faciles pour le héros, à l’inverse de l’ennemi qui a recourt à la violence. Aux yeux de la morale qui anime les scénarios, cette articulation entre hommes et femmes va de soi. Puisque ces dernières bénéficient de la protection des premiers contre les menaces ennemies, une rétribution sentimentale ou/et sexuelle semble légitime. Dans Morocco (Josef von Sternberg, 1930), la légion étrangère pénètre une bourgade marocaine. Dans la scène d’introduction, la population masculine est soumise et craintive tandis que les jeunes filles lèvent leur voile pour lancer des œillades aux soldats étrangers. Certains films, comme Hamburger Hill (John Irvin, 1987), mettent en scène ce bénéfice au travers du recours à une prostitution bon enfant et exotique. « Les Vietnamiens veulent juste qu’on s’aime », confesse langoureusement une prostituée.
Dans Castle Keep de Sydney Pollack (1959), les soldats américains occupent un château des Ardennes belges et affrontent la contre-attaque allemande de l’hiver 44. Les gradés nouent une intrigue amoureuse avec la femme du châtelain tandis que les soldats se rendent au village pour profiter des services des prostituées. Dédaignant cette possibilité, le personnage de Peter Falk, simple soldat, se présente à la veuve du boulanger qui l’invite dans son lit. « C’est ce dont un homme a besoin : la femme du boulanger, des enfants, une famille, une maison. », conclut-il. Toutes les femmes des Ardennes semblent avoir vocation à se donner aux combattants. Plus récemment, Fury (David Ayer, 2014) propose une plongée dans le quotidien d’un groupe de tankistes américains qui conquièrent l’Allemagne aux dernières heures de la guerre. Dans une ambiance crépusculaire, les soldats « libèrent » un village et prennent quelques repos. Le sergent Don, joué par Brad Pitt, et un jeune novice, pénètrent dans un appartement et tombent sur une mère et sa fille. Sans violence, mais fermement, le sergent pousse le garçon dans les bras de la fille qui consent à coucher avec lui. Pendant leurs ébats, il obtient de la mère de se faire cuisiner un repas et de quoi se laver. En somme, le temps d’une pause dans l’affrontement, il reconstruit un semblant de foyer. Ses autres hommes lui reprocheront de ne pas avoir permis de profiter plus franchement des deux femmes dont la maison sera ensuite soufflée par un bombardement allemand, au grand désespoir du jeune soldat, déjà un peu amoureux.
Le fourneau et le fusil
Cette longue séquence de Fury coupe en deux une succession de scènes de combats particulièrement crues et résume le rôle féminin que ce cinéma considère comme allant de soi : être disponible au guerrier et entretenir le foyer que ce même guerrier a vocation à fonder et à défendre. L’entremêlement récurrent des relations de genre et de la guerre ne tient pas qu’à une recette éculée du film de guerre. Sa permanence dans le temps et dans les approches morales des conflits exprime à sa manière une répartition considérée comme évidente des fonctions sociales de l’homme et de la femme à travers les domaines qui leur sont assignés. De manière très générale, la femme symbolise la vie à protéger et à posséder qui autorise le guerrier masculin à tuer tout en lui donnant le goût de la survie et donc de la victoire. La réussite ou l’échec moral de l’entreprise militaire se jauge à cette équation scénaristique qui naturalise la place de l’homme et de la femme et le rapport de dépendance de la seconde au premier.
La guerre romantique
Si cette analyse se focalise sur les films de combat presque exclusivement animés par des héros masculins, la guerre est un cadre privilégie du film sentimental où la femme est le personnage principal par excellence. A sa manière, ce cinéma reproduit le même schéma que celui mis en évidence ici. Lorsqu’elle est à l’arrière du front, la femme souffre du départ de son fiancé ou mari. « Mon amour, je t’attendrai toute ma vie » chante Catherine Deneuve à celui qui s’en va en Algérie dans Les parapluies de Cherbourg de Jacques Demy. L’épreuve typique de ce cinéma est ainsi définie : la femme doit surmonter cette absence cruelle, l’issue devient le verdict posé sur la guerre… ou sur l’héroïne. Et lorsqu’elle est face au front, sous l’autorité de l’occupant, l’épreuve la confronte à la tentation de l’amour interdite avec l’ennemi. Celle qui y succombe aura bien souvent à en payer le prix, comme La Fille de Ryan (David Lean, 1970) qui sera tondue. Ces films sympathisent avec les difficultés de leur héroïne confrontée à des injonctions sociales et prennent acte du défi posé aux femmes en temps de guerre : être à la fois fidèles et disponibles aux porteurs de l’uniforme.
Outre l’injonction relationnelle faite aux femmes, ce schéma répartit les tâches sociales proprement dites. La femme entretient l’univers domestique, l’homme participe à la conduite, vigoureuse, du monde. À la femme les missions d’enfanter, éduquer, soigner, entretenir la société, à l’homme celles de protéger, conquérir, construire et détruire. Elle reste à sa place. Il est en mouvement. L’émancipation féminine du devoir conjugal n’a de valeur que lorsqu’il s’agit de sanctionner l’homme et sa guerre. Dans le cas contraire, elle serait condamnable pour avoir trahi le bon droit du combattant.
Souvent vantée pour ses mérites émancipatoires ou exploratoires, la fiction peine à dépasser cet horizon[12]. Lorsqu’ils valorisent l’action guerrière des femmes, les films vont rarement au-delà d’une substitution des qualités masculines et féminines. Ainsi, la G.I. Jane de Ridley Scott, campée par Demi Moore, s’impose dans les rangs masculins en s’avérant aussi bonne combattante que ses homologues. « Suce ma b… ! » s’exclame-t-elle. Elle devra cependant contrecarrer une fausse accusation d’homosexualité et payera son incorporation du prix de sa relation avec son fiancé, peu enclin à « l’attendre ». L’inversion symétrique des fonctions du genre s’arrête donc aux portes des bénéfices de la carrière militaire. Pour la femme-soldat, le célibat est le coût de sa conquête du statut masculin[13].
À la défense du cinéma, on pourrait avancer qu’il ne s’agit là que du reflet passif d’inégalités évidentes et historiques, recyclées dans une dialectique narrative. Le problème engloberait le septième art. Ce serait cependant neutraliser un peu vite les images, la fiction et la culture populaire en général. Sous une autre perspective, dite « constructiviste », on peut reprocher à cette récurrence narrative de consolider et de reproduire un cadre culturel qui enjoint hommes et femmes à occuper des fonctions bien précises. D’ailleurs, ces scénarios écrits majoritairement de mains d’hommes[14], souvent eux-mêmes vétérans, n’expriment-ils pas un idéalisme quasiment militant de la domination masculine qui culmine en temps de guerre ? L’articulation d’images de guerre à des drames sentimentaux relativement secondaires n’est-elle pas une manière de légitimer le déferlement des longues scènes de combat et leur valorisation esthétique ? N’est-ce pas le même mécanisme que celui qui justifie les interventions militaire en instrumentalisant les souffrances civiles, de préférence féminines ?
Il est frappant de constater que le rapport entre hommes et femmes que cette routine narrative reproduit sans cesse unit des films aux intentions idéologiques antagonistes. Cette omniprésence invite à pousser l’analyse du cinéma de guerre au-delà de la position idéologique qu’un film adopte face au conflit qu’il met en scène. Les rapports de genre permettent d’interroger les paramètres sociaux qui rendent la guerre attractive sur le terrain et plaisante à l’écran.
Daniel Bonvoisin
Voir du pays de Muriel et Delphine Coulin
Sorti en 2016, ce drame greco-français offre de dépasser la dynamique de genre caractéristique du cinéma de guerre. On y suit deux jeunes soldates de retour d’Afghanistan. Leur bataillon est en stage de « décompression » balnéaire à Chypre où l’armée organise le débriefing des évènements douloureux de leur mission pour, officiellement, faciliter leur retour à une vie « normale ». Pour une fois, le scénario permet aux personnages féminins de résoudre leurs difficultés personnelles lié au traumatisme de l’expérience militaire. La violence sexuelle des hommes du bataillon permet à une des femmes de sauver son amie d’une agression ce qu’elle n’avait pu faire au combat sur le terrain, tandis que l’autre héroïne prend goût à la vie civile au bras d’un bel amant. Pour l’une, l’ambiance machiste de l’armée constitue l’obstacle qui lui permet d’avancer personnellement, pour l’autre, la séduction traditionnellement réservée aux hommes en uniforme participe de son émancipation de l’autorité militaire. L’expérience de la guerre n’offre pas les mêmes issues aux personnages masculins qui s’enferment pour la plupart dans une logique virile qui les empêchent d’accepter le fait qu’ils ont évité le combat et qui les amènent à considérer avoir des droits sur les femmes du bataillon pour finalement les agresser sexuellement. Si la violence faite aux femmes reste ici un des marqueurs critique adressé à l’entreprise militaire, ce sont elles qui réussiront à surmonter l’épreuve du feu et des hommes.
[1] La page Wikipédia « Liste d’acteurs ayant incarné un président à l’écran » compte 24 rôles fictifs ou historiques attribué à des femmes (dont 17 après l’an 2000) pour 282 à des hommes, https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_d’acteurs_ayant_incarné_un_président_à_l’écran
[2] G.I. Jane raconte l’intégration du personnage de Demi Moore dans les Navy Seals au bout d’un entraînement surhumain, Courage Under Fire narre l’enquête post mortem pour déterminer les mérites d’une sergent pendant la guerre d’Irak, Zero Dark Dirty tient plutôt du film d’espionnage et montre les opérations qui ont mené à l’assassinat ciblé de Ben Laden.
[3] Ripley dans les Alien, Furiosa dans Mad Max IV, Rey dans Star Wars VII, Katniss dans Hunger Games…
[4] David Bordwell, The Way Hollywood Tells It – Story and Style in Modern Movies, Berkeley, University of California Press, 2006, 300 p.
[5] David Bordwell, The Way Hollywood Tells It – Story and Style in Modern Movies, Berkeley, University of California Press, 2006
[6] Le cinéma sur le sujet était Incarné jusqu’alors par des films critiques sur le conflit (Apocalypse Now, Platoon, Outrages, etc.).
[7] Laurent Tessier, Le Vietnam, un cinéma de l’apocalypse, Paris, Le Cerf, 2009, 315 p.
[8] Ainsi, si le film s’inspire d’un récit autobiographique qui fait l’apologie des meurtres de guerre commis par son auteur, Chris Kyle, « le sniper le plus létal de l’histoire », il propose une réflexion qui n’est pas sans distance critique avec son sujet.
[9] Dans Hamburger Hill (John Irvin, 1987), qui célèbre le courage des marines dans le conflit vietnamien, un des personnages, en pleine jungle, reçoit une lettre de sa fiancée. Étudiante, elle lui annonce qu’elle rompt avec lui car, en pleine contestation pacifiste, sortir avec un soldat est mal vu. Le film glisse de la sorte une critique des mouvements contestataires qui dénigrent les soldats que le film met en valeur.
[10] Comme l’illustre parfaitement la une du Time qui titrait « Ce qu’il arrivera si nous quittons l’Afghanistan », illustrant ainsi la photo d’une jeune fille au nez tranché par des Talibans, Richard Stengel, The Plight of Afghan Women: A Disturbing Picture, Time, 29 juillet 2010, content.time.com/time/magazine/article/0,9171,2007415,00.html
[11] Ainsi, les femmes allemandes subirent d’innombrables violences du fait des troupes alliées à la fin de la guerre, faits que la pourtant plantureuse filmographie du conflit se garde bien de mettre en scène. Cfr. Viols durant l’occupation de l’Allemagne, Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Viols_durant_l’occupation_de_l’Allemagne
[12] Dans un registre différent, celui de l’anticipation – c’est dire s’il faut aller loin – l’héroïne de la série des Hunger Games, Katniss Everdeen, incarne une des rares femmes du grand écran qui ne soit pas mues par des qualités répertoriées « féminines ». Maternelle par moments, lorsqu’elle doit s’occuper de sa petite sœur, elle est aussi bonne chasseuse, donc guerrière, elle impulse le changement social et se soumet à la logique conjugale par obligation sociale.
[13] Une solitude sentimentale que partagent les femmes engagées dans les opérations de Courage Under Fire (1996) d’Edward Zwick et de Zero Dark Dirthy de Kathryn Bigelow. En d’autres termes, leurs difficultés personnelles ne sont pas résolues.
[14] Hurt Locker et Zero Dark Dirthy de Kathryn Bigelow ont été écrits par Mark Boal, ancien journaliste de guerre qui a par ailleurs contribué au jeu vidéo Call of Duty : Advanced Warfare (2014).