Le cinéma crée l’altérité en appuyant, voire en créant des contrastes culturels et esthétiques qui définissent indirectement ce que serait l’identité du public. Autrement dit, les films nous donnent à voir des « Autres » qui se distinguent de « Nous » au moyen d’un écart avec la normalité que nous pensons incarner. Habituellement, cet écart cherche simplement à attirer l’attention : les sentiments de bizarrerie, de peur, de drôlerie, de dépaysement ou de beauté sont les effets les plus habituels des palettes narratives à la disposition de l’industrie cinématographique. Cependant, cet écart peut être aussi mobilisé pour décaler le point de vue et attirer l’attention non plus sur la différence, mais sur l’identité du public pour en questionner les éléments constitutifs. Pour produire cet effet, le cinéma utilise habituellement deux méthodes.

La première consiste à prendre un héros traditionnel, souvent un homme blanc dans la force de l’âge, et à le plonger dans une société étrangère jusqu’à ce que la souris verte devienne un escargot. Dans Lawrence d’Arabie, l’officier anglais est ainsi confronté aux tribus arabes qu’il doit fédérer au profit de l’Empire de Sa Majesté contre l’ennemi ottoman. Pour réussir à les convaincre, il se vêt des habits du désert et adopte les traditions tribales pour asseoir une autorité fondée sur les coutumes locales. Mais ce faisant, il finit par s’écarter de sa mission originale et prend fait et cause pour les luttes arabes au point de privilégier celles-ci. Dans le processus, les mœurs et l’honneur arabes deviennent finalement les valeurs que porte le personnage au détriment de son identité britannique. Par ailleurs, ce film fera date pour son format large qui valorisera les splendeurs du désert saoudien, mixant en cela une réflexion critique avec les ressorts habituels du spectacle cinématographique.

En 1990, Danse avec les loups propose une histoire similaire. Le lieutenant John Dunbar est envoyé dans un avant-poste de l’Ouest sauvage. Il se lie d’amitié avec des Sioux et finit par intégrer leur tribu pour devenir un Amérindien à part entière, rompu à la langue et aux coutumes. Finalement, face aux menaces que fait peser l’armée américaine sur la tribu, il prend fait et cause pour elle et retourne ses armes contre ceux dont il était pourtant issu. Le film est une ode au mode de vie pacifique et naturaliste des Amérindiens et une dénonciation explicite du processus de leur extinction qui a accompagné la fondation des États-Unis modernes. « Jamais encore je n’avais rencontré de gens aussi rieurs, aussi dévoués à leur famille et si solidaires les uns des autres. Un sol mot venait à l’esprit : harmonie » conclut le héros à la fin du film, avouant que ces qualités faisaient défaut à son propre monde… qui est un peu le nôtre.

Dans La forêt d’Émeraude, ce procédé anime le parcours quasiment initiatique d’un ingénieur dont le jeune fils a été enlevé par une tribu amazonienne. Il finit par le retrouver, mais l’enfant est désormais des leurs, et dans l’aventure, le héros, pourtant doté de bonnes raisons d’être hostile, finit par épouser la cause de la tribu au point d’œuvrer en faveur de la destruction de son propre barrage pour préserver le cadre de vie du monde devenu celui de son fils. Little Big Men, Le dernier samouraï offrent des procédés similaires : l’adoption par le héros des mœurs et des enjeux qui lui sont théoriquement étrangers valorise ces cultures dans ce qu’elles auraient de meilleur. En modifiant ce qu’il est et en adoptant un monde différent du sien, le héros souligne les défauts que la société occidentale manifeste ou manifestait. L’Autre devient Soi et nous offre une perspective critique sur ce qui constitue « notre société » : ses valeurs, ses politiques et son histoire.

L’autre méthode est le procédé exactement inverse. Cette fois, c’est un personnage principal, qui est issu d’une autre société et qui se confronte à l’Occident. En 1721, c’est déjà ce que Montesquieu imagine dans Les Lettres persanes lorsqu’il prend prétexte du voyage de deux marchands perses pour décrire caustiquement le Paris de l’époque.  Pour les films les plus populaires, ce ressort est surtout visible dans les comédies[1]. En 1969, The Party narre les difficultés qu’éprouve un acteur indien à travailler à Hollywood. Invité malgré lui dans une réception de la jetset, il démultiplie les maladresses qui révèlent les travers de la bourgeoisie mondaine. En 1980, Les Dieux sont tombés sur la tête, puis ses suites adopte le point de vue d’un Bushman[2] sur la modernité qui contraste avec la modestie de la vie désertique. Son regard naïf nimbé de pensée magique, explicité par une voix off ironique, moque les apparences, les conventions et les prétentions du monde occidental. Un indien dans la ville utilise pour sa part la figure d’un jeune garçon élevé en Amazonie plongé dans le stress de la vie parisienne. Son rapport à la nature, aux rythmes, à la générosité ou à l’enfance souligne les contradictions et le stress de la société de consommation et de la vie urbaine.

Dans ces œuvres, ce sont les habitudes banales de notre société qui sont soulignées et qui deviennent à leur tour exotiques aux yeux du personnage étranger. Si ce décalage est avant tout un ingrédient comique, il offre néanmoins un parti pris décentré où l’altérité du personnage s’estompe au fur et à mesure que notre société s’avère devenir l’anomalie au centre du récit. Que ce soit celui d’un « comme nous » qui devient « comme eux » ou d’un « autre » dont la perspective devient la nôtre, ces parcours valorisent une culture étrangère et dénoncent celle dont le spectateur est a priori membre.

Mais ces retournements valorisent-ils vraiment une altérité pour ce qu’elle aurait de spécifique ? À nouveau, ce sont bien les points de contraste entre deux mondes qui fondent les récits et les images de ces œuvres. S’il est vrai que la différence n’y est pas réduite à un simple effet de décalage, sa raison d’être n’est plus dans les qualités qu’on se prête – comme dans les approches coloniales où l’arriération attribuée aux uns vantait la modernité revendiquée des autres –, mais dans les défauts qu’on se trouve. Il n’est donc pas nécessaire de puiser dans la littérature ethnographique, mais simplement de trouver des personnages dont les valeurs épousent celles que nous estimons posséder, mais que notre société contredit franchement.

Au stress de la ville, opposons la quiétude de la vie rurale, face à la crise écologique, vantons l’humilité économe du chasseur-cueilleur et devant l’individualisme dépressif des grandes villes, convoquons les traditions communautaires de ceux qui vivent en bandes. En somme, le regard empathique posé sur les cultures lointaines semble marqué par une sorte de nostalgie d’un état primitif, largement imaginaire, de notre société, aux temps où elle n’était pas encore menacée par les maux qu’elle se reproche aujourd’hui. En réduisant les cultures d’ailleurs aux qualités qu’on pense avoir perdues, le cinéma occidental injecte ses angoisses dans les représentations qu’il fait des autres. Et c’est tout le paradoxe : l’étranger n’existe pas pour ses qualités intrinsèques : il devient un miroir déformant dans lequel le spectateur occidental plonge le regard pour découvrir un reflet peu reluisant de lui-même[3].


[1] Plusieurs drames adoptent un point de vue similaire en épousant le regard d’un migrant sur la société occidentale souvent dans une perspective de dénonciation des oppressions culturelles, politiques ou économiques qu’ils subissent. Comme dans les comédies, le personnage étranger sert ici de point d’appui à une critique plus explicite des travers occidentaux. Tous les autres s’appellent Ali, Mr. Lazhar, The Visitor, Comme un lion, Samba… sont quelque uns de ces films qui privilégient la critique sociale au divertissement grand public.

[2] Les Bushmen sont un peuple indigène d’Afrique australe.

[3] Dans Apocalypse Now, les héros soldats s’enfoncent dans la jungle vietnamienne pour venir à la rencontre des tribus de Montagnards qu’un colonel américain renégat prétend diriger et qu’ils doivent éliminer. Les rites sacrificiels de ces tribus sont utilisés par le film, dans un montage parallèle avec le meurtre du colonel, pour tracer une métaphore de la guerre du Vietnam. Elle n’est qu’un déferlement primitif et pulsionnel de violence qui ne vaut pas mieux que les traditions barbares de ces sauvages. La figure de l’altérité est ici utilisée pour critiquer la société américaine sans pour autant y être valorisée, que du contraire puisque le reflet de ce miroir nous dit : « nous ne valons pas mieux que ces sauvages ».