Le papa de dessin animé prend souvent les traits d’une figure masculine tenaillée par ses obligations familiales : s’occuper des enfants, et à être « l’homme de la maison ». Dans ces histoires, l’homme est positionné en opposition à l’image traditionnelle de réussite et de virilité. Obèses, chauves, ou loosers finis, ces hommes deviennent des parodies du masculin. Leurs déboires dans l’éducation des enfants, ou la maladresse avec laquelle ils assument leur rôle de père, pimentent chaque épisode de gags absurdes. Mais la récurrence de ces pères stupides dans la fiction pousse à s’interroger : comment ces satires valident-elles socialement une représentation des pères défaillants ?

L’image d’Homer Simpson qui étrangle son fils Bart fait partie des gags les plus récurrents de la série. La scène figure au Panthéon des icônes de la pop-culture. Ce running gag[1] illustre une paternité à la fois touchante (la relation Bart/Homer est très riche), et à la fois néfaste (battre son enfant). Quand Homer étrangle son fils, il fait rire dans sa manière chaotique de camper le père de famille. Mais cette explication est-elle suffisante pour considérer la violence familiale comme comique ? La culture populaire (et l’industrie de divertissement américaine récente[2] en particulier) offre de nombreux exemples de dessins animés qui mettent en scène des pères à côté de la plaque. Peter Griffin (Les Griffin), Bob Belcher (Bob’s Burger), Stan Smith (American Dad!), Randy Marsh (South Park), Richard Watterson (Le monde incroyable de Gumball)… constituent un réservoir de Stupid Dads. Émerge de ces personnages une série d’attributs spécifiques assignés aux hommes. Deux points d’attention permettent d’identifier la construction masculine : d’une part, comment l’homme est-il mis en difficultés dans son rôle de père (quels sont les problèmes qui se posent à lui) et, d’autre part, sur quelle toile de fond les gags prennent-ils place (quels aspects de la masculinité sont parodiés) ?

Homme fini, crétin fini

Si, intuitivement, le cliché masculin voudrait que le père de famille soit présenté comme un personnage fort, bricoleur, non-émotif, autoritaire et responsable, le traitement qui lui est réservé dans ces dessins animés est l’exact opposé. Loin de l’archétype badass du super héros, le papa dans les dessins animés occupe traditionnellement un rôle de benêt, voire d’imbécile complet : c’est l’anti-héros par excellence, le cliché du papa crétin[3]. Paresseux, idiot, irresponsable et physiquement sur le déclin, il est le contre modèle exact du mâle alpha[4]. Mais au fil des épisodes, les séries narrent plus en profondeur la vie de ces personnages pour révéler les subtilités de leur situation. Car ces séries ne limitent pas leurs personnages à de simples idiots par nature. Elles formulent des justifications à l’attitude absurde de leur héro. Les sacrifices que fait l’homme quand il devient papa sont régulièrement valorisés. Devenir père, c’est renoncer à tout un pan de sa vie : faire un métier banal pour subvenir aux besoins du ménage, vivre des activités infantiles, et « renoncer à ses rêves de gloire[5] ». Ces séries insistent sur le fait qu’être père, c’est renoncer à son statut d’électron libre[6]. Une scène, récurrente en fin d’épisode, remet fréquemment les pendules à l’heure. Elle offre à la famille rassemblée dans le salon un moment de réflexion morale sous forme d’épilogue aux aventures vécues. Y est réaffirmée l’idée que, envers et contre tout, la place du père est à côté de sa famille, que l’important est de vivre les choses ensemble. L’homme ne peut se détacher des siens, sa famille le colle comme un fil à la patte.

Malgré l’enfermement du masculin dans le rôle paternel, ces séries offrent à ces personnages de nombreuses aventures en dehors du foyer. Ces séries laissent la part belle aux hommes. Le plus souvent, ils sont le moteur du scénario d’un épisode, qu’ils dynamitent de leurs projets délirants. La liste des métiers d’Homer Simpson est longue comme le bras[7]. Peter Griffin, lui, cumule les situations impossibles. Aussi inconséquents soient-ils, la famille vit de grandes aventures grâce à leurs initiatives. On ne s’ennuie jamais avec un stupid dad … et c’est pour ça aussi que le reste de la famille leur pardonne tout.

Mais la vie n’est pas si facile pour lui. Le père de famille vacille, confronté à des enjeux et difficultés d’ordre similaire dans chaque série. Trois grands problèmes se posent de manière récurrente aux hommes : la mise en péril de leur statut d’homme dans le foyer, la gestion de leur propre héritage paternel, et la responsabilité d’une transmission à leur enfant de ce qu’est « être un homme »… des difficultés qui ne semblent d’ailleurs ne se poser qu’aux hommes dans ces dessins animés.

Se faire accepter par sa (belle) famille

L’homme doit se faire respecter et s’affirmer auprès de sa belle-famille. Si la relation avec sa femme semble établie, les relations avec sa belle-famille sont autrement plus compliquées. L’époux doit faire sa place, et est a priori suspecté d’être un mauvais père et mari par ses belles-sœurs et beaux-parents. Homer Simpson affrontera régulièrement les sarcasmes de ses belles sœurs, Patty et Selma, qui n’approuvent pas le choix de Marge. Jerry Smith ne sera jamais respecté par son beau-père, Rick. Toujours pris pour un crétin qui ne mérite pas sa fille, Jerry sera l’objet de moqueries de la part de son beau-père[8]. Le schéma est récurrent[9]. Cette situation place l’homme à la fois au centre de l’attention (c’est lui qui vit ce problème), et qui le met au défi de tenir sa place : va-t-il réussir à se faire respecter de sa belle-famille ? Car si sa place est constamment mise en péril, cette situation le pousse à témoigner son amour inconditionnel vis-à-vis de sa famille. C’est de cette façon que, systématiquement, l’homme va résoudre ce problème relationnel : en témoignant (d’une manière ou d’une autre) son amour infaillible pour sa famille en dépit de ses actes absurdes. Bref, l’homme fait ce qu’il veut, même avec maladresse, puisqu’il le fait avec amour. C’est une manière redoutable pour lui de se sortir des situations inconfortables, et lui permettre de rendre acceptable son rôle de père de famille. Cet atout masculin est d’autant plus précieux qu’il a lui-même grandi auprès d’un père chancelant.

Gérer son propre héritage paternel

Les adultes devenus papas se remémorent souvent leur propre enfance. Systématiquement, ces personnages se souviennent des relations problématiques qu’ils ont entretenues avec leur père. À travers des flash-backs, ces séries racontent leurs failles. Gérer le modèle éducatif de son père, décider de couper les ponts avec lui, ou casser le schéma familial en proposant autre chose : être père semble forcément renvoyer à la nécessité d’affronter son passé. C’est par exemple le cas de Stan, de la série American Dad! qui doit gérer la honte liée au fait de ne toujours pas savoir rouler à vélo à l’âge adulte. Il en attribue la cause à l’absence de son père. Il s’agit donc de combler ce manque, mais aussi de ne pas reproduire les mêmes erreurs avec ses enfants. Dans un registre plus doux amer que comique, BoJack Horseman, ancien acteur de sitcom (où il jouait… un père de famille dans les années 90) cherche à se (re)définir à l’âge adulte. Ses souvenirs lui rappellent la discipline extrême imposée par son père. Cet aspect de sa vie sera déterminant dans la quête de sérénité de BoJack. Il en sera de même quand Homer Simpson apprendra de la bouche de son père qu’il est un enfant non-désiré. Se réconcilier avec son père, ou rompre totalement avec le modèle paternel, est un défi récurrent dans ces séries. D’une certaine manière c’est parce qu’ils ont eu un papa absent ou déficient qu’ils vont reproduire des schémas défaillants lorsqu’ils vont, à leur tour, éduquer leur enfant.

Accompagner leur fils au passage d’homme adulte

Une fonction typiquement assumée par le père de famille : accompagner son fils dans les rites de passage qui s’imposent à lui pour devenir un homme. La drague, l’appréhension de son propre corps ou de celui des femmes, les techniques de rasage, ou la pratique sportive : le père offre à son fils les trucs et astuces pour assumer son rôle « d’homme ». L’épisode la phobie d’Homer[10] des Simpson met en scène un Homer homophobe, qui finit par amener son fils Bart à la chasse afin de tuer un chevreuil. En faisant cela, Homer pense lutter contre l’homosexualité supposée de son fils et en faire un (vrai) mec, ou, du moins, ne plus en faire une « chochotte ». Les initiations à la chasse (tue un animal et tu seras un homme) semblent récurrentes. Ainsi, ces séries multiplient les scènes où le père transmet « quelque chose de masculin » à son fils. Bien évidemment, elles mettent en scène la gaucherie avec laquelle le père le fait. Le père est lui-même maladroit, voire incompétent, dans l’accomplissement de la tâche. Stan Smith (American Dad!) se montre lui-même très peureux et assez nul quand il emmène son fils à la chasse[11]. Ces séries mettent perpétuellement en avant la déficience du père, mais, par la dérision valident, malgré tout, la défaillance paternelle auprès du public. Tel père tel fils, comme on dit. C’est comme si être un homme, c’est être celui qui déclenche les catastrophes. Mais finalement, c’est peut-être là que se situe l’enseignement de ces séries : se comporter comme un homme, c’est être le déclencheur de situations cocasses, et arriver à les résoudre soi-même.

Comment l’homme résout les problèmes… qu’il a créés

Les pères sont prompts au quiproquo et aux maladresses de toutes sortes. Incapables de se détacher de cette figure de catastrophes ambulantes, ils constituent le moteur drôle de la série. Dès lors, comment ces contre-modèles arrivent-ils à se dépêtrer de chaque situation problématique ? Ces personnages produisent en effet une éducation apocalyptique auprès de leur enfant, et entretiennent une relation déplorable avec leur femme. Bref : l’homme, c’est le problème (en tout cas la cause), mais c’est aussi la solution. Car la valeur de ces personnages, c’est d’arriver, in fine, à se racheter auprès de leurs proches et mettre leur égo de côté. Si la mère du foyer éprouve des sentiments envers son mari et que tout est pardonné, ce n’est pas le cas de la belle-famille du héros. La résolution des histoires va souvent montrer que, aussi fou que soit le personnage, aussi tiré par les cheveux que soit son comportement, il va résoudre le problème en mettant en avant son amour inconditionnel pour leur femme et leurs enfants. L’authenticité de l’amour du mari fait que toutes ses bêtises seront pardonnées. Aussi insouciant soit le personnage, son authenticité et son honnêteté paieront souvent, et le récit trouvera sa résolution. L’issue à ces aventures rocambolesques est souvent trouvée grâce aux qualités intrinsèques du personnage.

Un trope largement inscrit dans la culture populaire

Cette figure du papa crétin s’observe dans la culture médiatique au sens large. Les films animés Les Indestructibles mettent également en scène leur Stupid Dad. Jeff Tuche (dans la saga Les Tuche, réalisée par Olivier Baroux), même si dans la famille il n’est pas le seul à faire preuve de stupidité, campe ce rôle devenu très populaire. Les films Mon beau-père et moi témoignent des éléments conflictuels entre gendre et beau-père, et mettent en crise la place de l’homme au sein du foyer. D’autres films accentuent ce trait, quand la femme n’est plus à la maison : le trio d’adultes de Very Bad Trip (Todd Phillips, 2009) va exceller dans sa gestion dramatique du bébé qu’ils retrouvent au petit matin dans un placard. Idem pour la comédie Trois hommes et un couffin (Coline Serreau, 1985). Le terrain médiatique est donc fertile à la mise en scène des stupid dads et de leurs déboires.

Mais cette figure n’est pas totalement irrévocable, et de plus en plus de contre-exemples viennent mettre à mal cette lecture. Dans le film Captain Fantastic, Viggo Mortensen incarne Ben, père en quête d’un modèle éducatif alternatif, que son aventure va mettre en question. Dans un autre registre, le film Papa présente un road movie qui accompagne avec bienveillance le deuil de son fils. La sympathie du public est alors attisée ailleurs que dans l’échec du masculin.

La paternité en roue libre et le droit à l’insouciance

À y regarder de plus près, ces séries valident un modèle : celui de l’homme pardonné dans son insouciance. Rendu sympathique par son parcours et ses difficultés, il s’octroie le droit de négliger ses responsabilités, et le public lui pardonne volontiers. Rire de ce père défaillant n’est pourtant possible qu’en regard d’un postulat fondamentalement inégalitaire. S’il est entendu et socialement toléré que l’homme soit inapte aux tâches du foyer, en va-t-il de même pour la femme ? Si c’est Marge qui étranglait Bart dans Les Simpsons… aurait-on trouvé cela si comique ?

Martin Culot – Juillet 2020


[1]  https://simpsons.fandom.com/wiki/Homer_Strangles_Bart_(or_Someone)

[2] Ici il est question de séries en cours de diffusions à partir des années 2010.

[3] https://tvtropes.org/pmwiki/pmwiki.php/Main/BumblingDad et https://melmagazine.com/en-us/story/comedy-dumb-dad-trope et ici https://www.telegraph.co.uk/lifestyle/10113190/Doh-Kids-cartoons-slammed-for-portraying-Dads-as-lazy-or-stupid.html, et enfin ici : https://www.youtube.com/watch?v=F0Sm2oI5ea0

[4] Expression pour désigner l’homme puissant et viril.

[5] Dixit Homer Simpson dans l’épisode Homer Like A Rolling Stone, (Saison 14 – épisode 2).

[6] J.J. Courtine (Dir.), Histoire de la virilité, 3. La virilité en crise, le XXe-XXIe siècle, Paris, Editions du Seuil, 2011, p.29.

[7] https://simpsons.fandom.com/wiki/List_of_Homer%27s_jobs

[8] https://hitek.fr/actualite/rick-et-morty-rick-deteste-jerry-decouvrez-pourquoi-raisons_23893

[9] On peut aussi penser à la suite de films à succès : « Mon beau-père et moi » qui joue sur ces mêmes ficelles.

[10] Épisode 15 de la saison 8 des Simpson.

[11] American Dad!, Qui va à la chasse, Saison 10 épisode 3.