Les héroïnes de Disney servent inlassablement de modèles aux petites filles de moins de dix ans. Mais qui sont-elles vraiment, au delà de leur apparence ? Comment se comportent-elles ? Sont-elles porteuses de plusieurs stigmatisations de la femme ? Renvoient-elles aux normes sociales en vigueur dans nos sociétés ?

Les princesses Disney sont-elles enfin sorties de l’enfance ? En dépit de leur apparence ingénue, elles trainent un lourd dossier derrière elles : accusées d’être les porte-drapeaux ou les têtes de pont d’une culture américaine hégémoniste dans nos régions, incriminées pour diffuser un modèle de société patriarcale auprès de nos enfants, les héroïnes des dessins animés de Disney ont pourtant connu quelques évolutions dans le temps. Mais jamais, elles n’ont porté un discours novateur sur le statut de la femme. Le réservoir de représentations figées contre-féministes s’est tranquillement approvisionné au fil du temps, continuant à alimenter les écrans de ses normes différentialistes[1] sur le plan des rapports entre les femmes et les hommes. Et ce ne sont pas les derniers films en date qui bousculeront ce mécanisme de façon significative.

Normes différentialistes ? Il en va de même dans notre société hors-écran. La répartition des rôles sexués n’y évolue que très lentement. Un numéro spécial de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE-France) le montre de façon claire dans sa revue Economie et Statistique[2], parue en 2015. Si les emplois du temps des femmes et des hommes se sont rapprochés en quatre décennies (notamment avec l’augmentation du temps de travail féminin rémunéré), les femmes prennent encore en charge les deux tiers de l’intendance domestique, un taux peu évolutif depuis l’an 2000. Une partie des tâches s’est simplement allégée par externalisation, avec ce paradoxe : ce sont principalement les femmes, soulagées d’un certain volume de travail domestique, qui occupent à l’extérieur les postes traditionnels du foyer  (ménage, aide à la personne, restauration). Si les hommes ont augmenté quelque peu leur part de boulot, ils renoncent cependant à y assumer les tâches les moins gratifiantes : vaisselle, repassage, entretien du linge, par exemple.

Dans ce contexte, peut-on observer une évolution parallèle (ou plutôt, confirmation d’un sur-place) du côté des héroïnes de Disney, pions majeurs d’un plus vaste espace économique hollywoodien dans lequel naissent bien des productions culturelles, et surtout, symboliques[3] ?

A la vie comme à l’écran, la séparation des rôles peut être soulignée en fonction de divers paramètres, de l’ordre des traits de caractère et du physique, et sur le plan de la répartition des rôles et des tâches domestiques.

Scènes de ménage

Un Premier indicateur de discrimination féminine reste la répartition des tâches ménagères : Pour Bernard Zarca, on peut distinguer, davantage dans les milieux populaires, « trois types de tâches : les tâches féminines exclusivement prises en charges par les femmes, les tâches masculines réservées aux hommes, et les tâches négociables, prises en charge par une majorité de femmes, même si entre un tiers et deux tiers des hommes y participent[4]. »

Cendrillon constitue presque une allégorie du statut de la femme de son époque : la jolie pauvresse est en état de servitude domestique et confinée à cette sphère. Ses deux belles-sœurs au physique repoussant, sont elles, oisives.

Dans les films de Disney, très représentatifs de la culture populaire, on observe au fil du temps une nette répartition binaire des charges masculines et féminines. Peu de tâches négociables (comme la préparation des repas, le nettoyage du linge, le nettoyage du sol) sont prises en charge par les hommes, et du reste, ne sont pas négociées. A cet égard, Cendrillon[5] constitue presque une allégorie du statut de la femme de son époque : la jolie pauvresse est en état de servitude domestique et confinée à cette sphère. Ses deux belles-sœurs au physique repoussant, sont elles, oisives.

La première chanson entonnée par Raiponce[6] évoque le premier Disney, trois quarts de siècle plus tôt, notamment la scène où Blanche-Neige[7] nettoie la demeure des sept nains, ainsi que, de la même manière, Cendrillon[8] et Aurore[9], qui toutes deux ajouteront à leur tâche une part de magie, ramenant la femme à sa condition réelle : on peut rêver d’une vaisselle qui se fait toute seule, cela reste quand même un travail de femme.

Certes, le propos tenu par Raiponce amorce un léger progrès. Il ne s’agit plus ici de montrer une femme s’adonner avec joie aux tâches domestiques comme le faisait Blanche-Neige, sans poser la question de la condition féminine. Au contraire, lorsqu’elle passe gaiement le balai et nettoie la poussière, Raiponce se demande « Où se cache la vraie vie ? » : « J’ajoute quelques couleurs qui ne plaisent qu’à moi – Puis c’est guitare, tricot, gâteaux et quelques fois – Je me demande où est la vraie vie ? – Après-midi c’est puzzle, fléchettes et cookies – Papier mâché, danse classique, échec et mat – Poterie, théâtre de marionnettes et bougies – Gymnastique, arts plastiques, corde et Pascal m’épate – Puis je relis mes livres -Je rêve d’aventures – J’ajoute de la couleur, il en manque J’en suis sûre – Ensuite je brosse, je brosse et brosse ma chevelure – Dans cette prison où j’ai grandi – Et je me demande et demande et demande et demande – Où se cache la vraie vie?. Mais ces tâches domestiques, Raiponce les accomplit, comme Blanche-Neige avant elle, avec allégresse, en espérant que plus tard, ce seront des domestiques, qui, comme dans La belle et la bête, s’en chargeront.

Plusieurs lectures d’inspiration marxiste, dont celle de Christine Delphy, développent l’idée selon laquelle l’oppression des femmes est liée au patriarcat comme système socio-politique. Le travail domestique, rempli hors de son propre foyer, est un travail rémunéré et, à cette condition, valorisé. Le travail des femmes chez elles n’est pas comptabilisé sur un plan économique. Il est dénué de valeur : «le mariage est l’institution par laquelle un travail gratuit est extorqué à une partie de la population, les femmes-épouses… Le contrat de mariage est un contrat de travail [10]». Le modèle de Cendrillon, la pauvresse travaillant gratuitement avant de trouver mari se voit ainsi expliqué selon cette lecture : « beaucoup de familles n’ont pas de patrimoine à transmettre, et donc ne possèdent rien de matériel dont elles puissent priver leurs filles. La discrimination systématique à l’encontre des femmes sur le marché du travail salarié prend alors le relais, les dépossède des moyens de gagner leur vie correctement et les pousse à entrer dans des rapports de production domestiques, principalement en se mariant [11]».

A cet égard,  La Belle et la Bête[12] porte à l’écran un basculement notoire. On y voit Belle tenter de rendre les tâches ménagères habituelles moins pénibles. Elle invente un système de nettoyage de linge automatisé pour se consacrer à la lecture, une activité qui, dans son village, est mal vue pour une femme et qui tend à l’isoler de la communauté de femmes. Elle consacre du temps à l’éducation, à sa propre éducation, alors que les filles sont normalement exclues de l’école. Dans le même temps, la Bête, en quelque sorte se féminise, selon les stéréotypes en vigueur : soin porté au corps et aux vêtements. Certes, le mouvement est asymétrique : la Bête féminise quelque peu son apparence (elle part de loin, il est vrai). Dans le même temps, le prétendant de Belle, Gaston, caricature le machisme patriarcal : il veut épouser Belle, en mettant en évidence des qualités dites masculines (force, courage, intrépidité) caricaturées.

Dans La belle et la bête, un autre élément significatif du rapport homme-femme semble s’imposer : l’intériorisation du rapport de soumission. Par exemple, au moment où la Belle réussit à automatiser le nettoyage du linge au lavoir, pour dégager du temps consacré à la lecture, ce sont les autres femmes du village qui ruinent les beaux projets de la rétive. Pour Kauffmann, dans sa sociologie du couple, « l’inégalité entre hommes et femmes dans les tâches ménagères s’explique en partie par l’intériorisation des femmes de leur assignation domestique, contribuant ainsi à leur domination. Si les hommes ont vu leur implication domestique augmenter, ils maintiennent une position de domination, que les femmes elles-mêmes combattent peu, si ce n’est en fonction de paramètres extérieurs comme le niveau de diplôme et de salaire de la femme[13] ».

Certes, la thématique de la répartition plus juste des tâches domestiques entre hommes et femmes est ultérieure aux premières productions de Disney. Elle est l’effet de l’éloignement des femmes du domicile, au profit du travail, et de l’équipement ménager des  foyers, dans les années 60. Notons à cet égard, que même dans ce film La belle et la bête, le seigneur du château est dispensé des tâches ménagères, ayant à sa disposition domestiques et cuisiniers.

Femmes de caractère

En quoi d’autre les princesses et autres héroïnes Disney de notre enfance sont-elles genrées ? D’abord, à travers un ensemble de traits prêtés préférentiellement et conventionnellement aux personnages féminins, à l’opposé d’autres caractéristiques promises assez systématiquement aux héros masculins. Ces caractéristiques des unes et des autres, visibles à l’écran, définissent des idéaux-types de la féminité et de la masculinité. Elles soutiennent une lecture fondamentalement différentialiste des rapports hommes/femmes, aussi bien sur le plan psychologique que sur le plan des comportements et prescrits sociaux (ce que doit être et comment doit se comporter un garçon, une fille, un homme, une femme).

Les héroïnes de Disney ont du caractère. Mais lequel ? Docilité, impatience, soumission, oisiveté sont quelques traits généralement attribués aux princesses Disney de la première génération, et bien au-delà. Ce sont des traits souvent prêtés aux enfants. Du côté des hommes et par contraste, on recense force, ruse, inventivité, pragmatisme et impulsivité. Tout naturellement, héroïnes et héros se répartissent les tâches de manière assez conventionnelle : ménage, éducation des enfants, préparation des repas[14] d’un côté, guerre, combat, occupations à l’extérieur de l’autre.

A l’écran, quelques décennies seront nécessaires pour que ces représentations évoluent quelque peu. Les héroïnes de Disney se sont montrées au fil du temps plus fortes, aventureuses et mobiles, plus indépendantes et émancipées des prescrits traditionnels et patriarcaux, même si, sauf Vaiana[15], Mérida[16] et Mulan[17] (cette dernière, au prix d’un travestissement qui lui permettra de devenir cheffe de guerre), les femmes restent majoritairement confinées aux espaces domestiques, y compris dans quelques-unes des productions plus récentes (Tiana[18], Raiponce).

De film en film, hommes et femmes seront ainsi figurés de manière très opposée. Une tendance, qui toutefois, tendra à s’estomper dans certains films récents, où l’on note que, si les hommes ne se délestent pas de leurs traits fondamentaux, ils n’en n’ont plus l’exclusivité (Mulan, Raiponce, Vaiana produisent en effet une série de contre-stéréotypes). Les hommes restent des hommes, ce sont les femmes qui acquièrent, petit à petit, quelques caractéristiques réservées jusque-là aux personnages masculins. Certes, dans Raiponce, la masculinité est tournée en ridicule, et les hommes peuvent y afficher des prétentions caricaturalement féminines. Les affreux brigands affirment dans une chanson qui se voudrait une ode à la libération du genre : « Thor veut tout quitter pour devenir fleuriste – Gunther décorateur et styliste – Ulf adore le mime – Les gâteaux d’Atti sont sublimes – On tricote, on recoud, on s’amuse comme des p’tits fous – Et Vladimir collectionne les petites licornes ». Mais la scène veut avant tout faire rire, en détournant les stéréotypes massivement féminins et en les prêtant à des protagonistes masculins d’une virilité exagérée.

L’émancipation féminine chez Disney revient, pour une femme, à se comporter davantage comme un homme. Peu de héros font le chemin inverse,  y compris ceux qui ne sont que des personnages secondaires.

Des femmes d’allure

Les héroïnes véhiculent des standards physiques presque intangibles jusque 2013, avec Anna et Elsa[19]. Ces princesses obéissent toutes au diktat de la minceur, de la taille fine et de l’allure générale à peine pubère, si ce n’est au niveau de la poitrine, seule indication claire de leur féminité. On pourrait postuler par là que Disney signifie qu’à peine entrées dans l’adolescence, ses héroïnes doivent manifester quelques signes de séduction, propres à signifier leur proche rôle d’épouse et de mère. Du reste, jusque dans les années 60, l’adolescence était fort peu prise en compte comme catégorie générationnelle. Les jeunes passaient de l’enfance à l’âge adulte sans la longue transition que l’on observe aujourd’hui. La thématique globale des films de Disney, y compris ceux mettant en scène des animaux (Bambi[20], Le roi Lion[21], Le livre de la Jungle[22])  traitent du passage à l’âge adulte.

Au fond, Vaiana, la princesse polynésienne, est, à l’âge de seize ans, la première à être dotée d’un physique plus conforme au réel. Elle dénote par rapport au type habituel de la princesse filiforme, dépourvue de carrure, aux articulations anormalement délicates. L’héroïne insulaire répond à un modèle physique beaucoup plus trapu, même si comme ses devancières, Vaiana présente toujours la même exagération au niveau de la taille des yeux, plus grands que nature[23].

Philip N. Cohen[24] a relevé d’autres bizarreries dans le physique des princesses Disney. Ce sociologue met en évidence la disproportion dans le dessin des formes et de la taille entre hommes et femmes (spectaculaire en ce qui concerne les parents de la princesse Mérida), les secondes dotées de poignets beaucoup plus fins que les premiers.

 Reste à la maison !

 Gratifiés ou affectés de traits adolescents (Aurore a 15 ans à la sortie de La belle au bois dormant), les personnages féminins de Disney sont peu émancipés. Infantilisées physiquement, les jeunes princesses ne deviendront vraiment adultes qu’à travers le mariage. Jusque-là, les héroïnes restent contrôlées par leur famille ou leur entourage et confinées à l’espace domestique. Quand elles s’en échappent, elles sont confrontées aux pires dangers (La belle au bois dormant, Raiponce, La belle et la bête, Rebelle, La reine des neiges, Vaiana ou la légende du Bout du Monde, …). Ce thème de l’émancipation – quitter le foyer familial pour en fonder un autre, selon la doxa Disney – constitue au fond l’essence même de la plupart des productions Disney, avec par exemple, La reine des neiges  (émancipation par rapport au déterminisme social), Raiponce, Pocanhontas, La petite sirène, Mulan ou encore, Vaiana, la légende du bout du monde (émancipation par rapports aux prescrits familiaux).

Les jeunes princesses sont émotives, sensibles, passives, casanières, tant qu’elles sont bonnes à marier. Dans les films de Disney, l’idéal de beauté des princesses est accompagné de ces caractéristiques auxquelles on peut ajouter la maladresse : Aurore se pique le doigt à un rouet empoisonné, Elsa manque de tuer sa sœur et plonge le Royaume d’Arandelle dans la glace par son incapacité à maîtriser ses pouvoirs, Vaiana fait chavirer son navire en tentant de franchir la première vague qu’elle croise au large de son île.

Au delà de l’âge de trente ans (à part quelques reines ou bonnes fées), les comportements des personnages féminins de Disney  sont souvent  problématiques, voire asociaux, et c’est même Grimhilde, la reine-sorcière de Blanche-Neige et les sept nains qui a initié le principe. Cruella dans Les 101 dalmatiens[25], Ursula dans La petite sirène, Grimhilde dans Blanche-Neige et les sept nains, Lady Tremaine, la marâtre de Cendrillon, veulent illustrer les femmes mûres, seules et sans mari, acariâtres, aux vêtements ou maquillage parfois sophistiqués à outrance. Appelées ça et là « Femmes fatales » dans l’univers de Disney, elles portent le modèle de la contre-héroïne. Elles soulignent un message fort : la femme idéale, chez Disney, est un personnage présexualisé dans l’attente d’un mari qui la délivrera de l’enfance ; à l’inverse, une femme dégagée de toute perspective ou statut marital est dangereuse ou malsaine.

On observe ce traitement jusque dans les productions récentes, à l’instar de Raiponce. Dans ce film des années 2010, la princesse est délivrée de l’emprise de sa prétendue mère, aux traits peu attirants, pour retomber bien vite dans les bras d’un mari. On y retrouve le point de vue sexiste selon lequel, pour une femme, gagner en maturité signifie l’enlaidissement, voire la faillite de la féminité : le physique avenant est vu comme un trait essentiel aux personnages centraux de Disney. A la beauté, la bonté, à la laideur, la méchanceté. De Blanche-Neige et les sept nains à Raiponce, les femmes rivalisent autour du thème de la jeunesse et de la beauté : un combat qui ne peut être mené, pour les malheureuses rivales plus âgées, que par le meurtre ou la claustration de la jeune adversaire. La vision patriarcale de Disney donne aux hommes la faculté d’arbitrer le conflit, avec pour récompense l’union maritale, thème central de Cendrillon.

L’amour en héritage

Dès les premiers Disney, la princesse endosse un rôle typique des contes de fée dont les films s’inspirent, celui de la femme en détresse. L’héroïne fait appel au prince local, un prince-sauveur qu’elle épousera.

Le thème de l’amour est présent dans l’ensemble des films, à l’exception du dernier en date, Vaiana, la légende du Bout du monde. Ces rapports amoureux, dans les films de Disney, font l’objet d’une lente évolution. Dans les premières productions (Blanche-neige et les sept nains, La belle au Bois dormant, Cendrillon) le partenaire amoureux est imposé. Le futur époux (hors le mariage, pas d’amour, ni d’ascension sociale !) est aussi un prince de proximité, ce qui manifeste une claire opposition de principe à la mobilité et au métissage multiculturel.

Dans les années 80, Disney réinvente le modèle de la princesse, avec La petite sirène. Bien qu’Ariel[26] finisse par épouser son grand amour, certes choisi, mais dont elle s’éprend après l’avoir vu sans même lui parler, son départ de la famille n’est possible que par la rencontre amoureuse, ce qui suscite la vive colère de son père, le Roi Triton. La grande différence avec ses modèles plus anciens réside dans la proactivité de l’héroïne et surtout, dans le fait que le futur époux soit différent du modèle patriarcal reproductif et désiré : elle vit sous l’eau, lui a les pieds sur terre.

Dès lors que Pocahontas, une légende indienne[27] sortit sur écran, on s’aperçut que les princesses étaient désormais davantage capables de faire face aux aléas de l’existence, prenant le risque d’une idylle avec un inconnu ou un étranger, ce qui était scénaristiquement plus plausible aux yeux des studios Disney, vu l’ethnicité plus lointaine de l’héroïne. Belle, elle, tombera amoureuse d’un être au physique repoussant (la Bête), mais qui est en fait son ancien geôlier : un bien curieux message à propos de l’émancipation féminine…  Mulan, de son côté, renonce aux projets familiaux pour se battre contre les envahisseurs et sauver son propre pays. La princesse Elsa fuit son Royaume pour se libérer de sa condition sociale, Raiponce se défait de l’amour pseudo-maternel pour définir le cadre futur de son existence, Vaiana désobéit à son père pour sauver son île polynésienne. Chacune de ces princesses propose ainsi un modèle alternatif : celui de l’autonomisation par rapports aux prescrits antérieurs. Depuis Aladin[28], l’heureux élu n’est plus de sang royal, voire même, est de faible extraction (Aladin, Raiponce, La Reine des Neiges, dans lequel le prince est éconduit du fait de son amour lié à l’ambition traîtresse de prendre pour possession le Royaume d’Arandelle ).

Le héros masculin moderne manifeste plutôt sa supériorité par son ingéniosité, son agilité, sa dérision, le peu de soin porté à son propre corps, malgré un physique naturellement athlétique et avantageux. Ainsi, Aladin se bat contre un serpent gigantesque et des dizaines d’adversaires, avec une petite épée comme seule arme. Sa vigueur est révélée par une tenue montrant ses pectoraux, une force physique que l’on retrouve aussi bien dans les deux personnages principaux de La Belle et la bête que dans  Raiponce. L’homme Disney se doit d’être viril, et ce caractère impose un modèle transhistorique. Ce caractère dit « masculin », certaines princesses plus récentes (Mulan, Rebelle, Vaîana) l’adopteront : la masculinisation de certains traits psychiques des princesses n’a pas d’équivalence véritable dans l’autre sens, si ce n’est « la bête », dans La belle et la bête, qui par amour, prendra davantage soin de son hygiène et sa beauté, mais au cours de scènes à vertu comique.

Délivrées, mais pas encore libérées           

Deux films plus récents de Disney semblent marquer une certaine évolution dans les rapports amoureux, et plus généralement, les rapports entre les hommes et les femmes. Mais ils constituent, au final, de vibrants plaidoyers antiféministes :

1. Raiponce

Le dessin animé est porteur de bien des ambiguïtés. Il mêle traditionalisme et modernité. Dans la foulée de La Princesse et la grenouille, l’œuvre parmi les plus populaires de Disney campe un personnage central plus actif que Blanche-Neige, Cendrillon et Aurore. Et moins préoccupé par la question amoureuse que Ariel, Belle ou Jasmine. Raiponce échappe au modèle de la femme qui doit vivre dans l’ombre d’un partenaire masculin supérieur et sans faille pour maîtriser son destin : au final, Raiponce doit retrouver ses vrais parents, mais, une fois encore, c’est un homme qui l’y aidera. Cet homme est un personnage hâbleur et ridicule dans sa manière d’aborder les femmes, bien loin des habituels clichés du super-héros. L’héroïne à la longue chevelure le dominera.

Toutefois, ce Flynn Rider est le narrateur exclusif du film. Le récit est porté par son point de vue masculin, et au cours de scènes de combat assez traditionnelles, Flynn sera le seul à recourir à la violence physique. Quand Raiponce prendra l’initiative de la lutte, elle ne pourra utiliser que deux armes : sa poêle et ses cheveux, deux symboles de féminité très stéréotypés. Certes, elle détourne ces objets typiques de la condition féminine (cuisine et soin porté à l’apparence physique). Mais, selon Paul Rigouste, « en cantonnant la femme à l’utilisation d’objets typiquement féminins même lorsqu’elle cherche à s’émanciper, le film se condamne à rester dans les bornes d’un féminisme différentialiste. Il n’est pas question de déconstruire le genre, mais seulement de tendre vers l’égalité dans la différence. Tout le monde reste bien dans son rôle : les femmes utilisent des choses de femmes, et les hommes des choses d’hommes. En ne recherchant que l’égalité dans la différence, ce type de féminisme essentialiste maintient les deux sexes dans des rôles permettant la domination de l’un sur l’autre. D’ailleurs, le détournement de ces deux symboles féminins n’est que partiel. La chevelure de Raiponce est aussi un motif d’émerveillement pour les hommes. Ses pouvoirs magiques correspondent parfaitement aux normes imposées aux femmes sous le patriarcat : le pouvoir de rajeunir (les femmes doivent rester belles) et le pouvoir de guérir les blessures (les femmes prennent soin des autres) [29]. »

L’épilogue de Raiponce marque le retour du patriarcat. Au cours de cette scène, l’héroïne se coupe les cheveux. On pourrait y voir le renoncement à un stigmate aliénant. Mais, que l’on ne s’y trompe pas : en se privant de sa chevelure, elle perd aussi ce qui lui a permis de s’échapper de la tour où elle était tenue prisonnière. Et c’est Flynn, le personnage masculin qui lui coupe ses longs cheveux. Le message global du film est ambigu : privée de présence masculine jusqu’à la fin de l’adolescence, Raiponce suit au fond un parcours initiatique destiné à lui apprendre à faire confiance aux hommes, pour finir dans les bras de l’un d’eux.

2. Mérida

La protagoniste de Rebelle, revendique également une forme d’émancipation. La Reine Elinor, du Royaume de Dun Broch, tente d’inscrire sa fille dans un destin typique de Disney, une éducation de femme confinée à l’espace domestique alors que Mérida aspire au contraire à une vie d’aventure. A cet idéal, s’oppose ainsi la traditionnelle injonction au mariage façon Disney, auquel Mérida entend s’opposer. Elle refuse d’épouser les prétendants qu’on lui soumet. Elle veut briser la destinée typique des jeunes héroïnes de Disney : être soumise à un homme (le père), dont on s’émancipe pour être soumise à un autre (le mari). Elle le fait en s’ouvrant l’accès aux privilèges masculins, le maniement des armes. Son destin était pourtant tracé : épouser le meilleur archer parmi ses prétendants. Mais, dans une scène culte du film, elle libère ses cheveux et déchire sa robe qui l’empêchait de bander son arc, elle plante trois flèches au centre de la cible, et transperce la flèche de l’homme promis. La scène est pourtant explicite sur le traitement différencié des hommes et des femmes. Devant le spectacle pitoyable d’un des concurrents affligés par sa propre maladresse, Mérida ironise : « Que c’est séduisant ! ». Le Roi Fergus se moque de la longue chevelure du prétendant. Si l’on veut gagner le cœur d’une princesse, mieux vaut faire preuve de virilité …

Au fond, Rebelle se voit comme une diatribe antiféministe. La Reine Elinor reproduit et encourage la domination masculine, évacue la responsabilité des hommes sur le patriarcat ambiant : c’est Elinor qui jette au feu l’arc de sa propre fille. Ce patriarcat soutenu par les femmes elles-mêmes est bien présent dans plusieurs films de Disney : dans La petite sirène comme dans La belle et la bête, les princesses sont confinées par l’oppression paternelle, mais les pères y sont dépeints comme des protagonistes assez bonhommes et complaisants. Au contraire, ce sont les femmes qui rappelleront avec force le modèle patriarcal et sexiste. C’est le cas dans La belle et la bête : ce sont principalement les femmes du village qui voudraient empêcher Belle d’apprendre à lire, ou qui s’attellent à détruire l’ingénieuse invention de la jeune fille, qui lui aurait permis d’échapper à la corvée de lessive.

Mérida, au cours du film, sera blâmée pour avoir tenté de s’émanciper, dans une sorte de puissante condamnation du féminisme. Ainsi, pour annuler le sortilège qu’elle crée, Mérida doit recoudre la tapisserie qu’elle a fendu par l’épée, et reprendre sa place de « vraie » femme : la famille traditionnelle reste sacrée ;  la différence sexuelle en représente l’horizon indépassable.

Princesse nouvelle vague 

Et si Vaiana bouleversait la donne ? La jeune Polynésienne apparaît bien moins genrée que ses devancières. Elle désobéit à son père pour suivre ses rêves. D’autres femmes l’y encouragent : sa grand-mère l’exhorte à faire fi des traditions pour s’en aller au large sauver la nature, au travers d’aventures au cours desquelles elle défiera les hommes et domptera ses propres peurs. Viana n’est pas une princesse old school. Et pour marquer l’émancipation féminine dont elle est porteuse, pas d’amour ou de prince charmant en vue. C’est elle seule qui forgera  son propre destin, luttera pour son indépendance et son identité.

Un coup dans l’eau ? Car au final, le problème de Disney semble structurel et cristallise celui de  toute  l’industrie du cinéma : un seul des 56 dessins animés produits par Disney de 1934 à 2016 mentionne une femme à la coréalisation (Jennifer Lee, La reine des neiges, 2013). L’éducation à la prise de distance et à la dérision par rapport au sexisme de Disney semble dès lors nécessaire pour voir en ces films des blockbusters déformants ou irréels, créant, à eux seuls, un genre particulier toutefois patrimonial : celui des héroïnes vieux-modèles.

Yves Collard

[1] Le discours différentialiste (ou essentialiste) fonde sa thèse sur les différences de nature (d’essence) entre hommes et femmes. Le discours féministe différentialiste revendique une égalité entre les sexes, mais reconnaît et entérine leurs différences.

[2] Economie et Statistique, n°478-480,  « Dossier : la nouvelle base de la comptabilité nationale : le temps de travail », INSEE, 2015, http://www.persee.fr/issue/estat_0336-1454_2015_num_478_1.

[3] La question est importante, car, selon les théories du genre, la spécificité de chaque sexe relève en grande partie d’une construction sociale, partiellement définie par des modèles médiatiques et reprise dans le champs social, et inversement.

[4] B. Zarca, La division du travail domestique : poids du passé et tensions  au sein du couple, dans : Economie et statistiques, n°228, janvier 1990, pp 29-40, janvier 1989, https://www.epsilon.insee.fr/jspui/bitstream/1/20256/1/estat_1990_228_5.pdf.

[5] « Cendrillon », de Clyde Geronimi, Wilfred Jackson, Hamilton Luske, 1950.

[6] « Raiponce », de Byron Howard et Nathan Greno, 2010.

[7] « Blanche-Neige et les sept nains », de David Hand, 1937.

[8] « Cendrillon », de Clyde Geronimi, Wilfred Jackson, Hamilton Luske, 1950

[9]  « La belle au bois dormant », de Clyde Geronimi, 1959.

[10]  Chr. Delphy, L’ennemi principal (Tome 1) : Economie politique du patriarcat, Syllepse, 2009, p.23.

[11] Idem, p.3.

[12] « La belle et la bête », de Gary Trousdale,  Kirk Wise, 1991.

[13] B. Kauffman,  Sociologie du couple, PUF, 1993.

[14] A l’exception du père de Tiana, élevant ses enfants noirs dans la pauvreté, dans une sorte d’exception culturelle façon Disney. Tiana elle-même, ouvrira d’ailleurs plus tard son propre restaurant : beau symbole de reproduction sociale.

[15] « Vaiana, la légende du Bout du Monde », de John Musker et Ron Clements, 2016.

[16] « Rebelle », de Mark Andrews et Bernard Chapman, 2012.

[17] « Mulan », de Tony Bancroft et Barry Cook, 1998.

[18] « La princesse et la grenouille », de John Musker et Ron Clements, 2009.

[19] « La Reine des neiges», de Chris Buck et Jennifer Lee, 2013.

[20] « Bambi », de David Hunt, 1982.

[21] « Le Roi lion », de Roger Allers, Rob Minkoff, 1994.

[22] « Le livre de la jungle », de Wolfgang Reitherman,1967.

[23] Comme le note, exemples à l’appui, Glenn Boozan, dans ce site : http://www.eonline.com/news/670125/disney-princesses-have-eyes-literally-bigger-than-their-stomachs-and-here-are-the-photos-to-prove-it

[24] https://familyinequality.wordpress.com/2013/12/16/disneys-dimorphism-help-my-eyeball-is-bigger-than-my-wrist-edition/

[25] « Les 101 dalmatiens », de Clyde Geronimi, Wilfred Jackson, Hamilton Luske, 1951.

[26] « La petite sirène », de Ron Clements, John Musker, 1989

[27]« Pocahontas, une légende indienne », de Mike Gabriel, Eric Goldberg, 1995.

[28] « Aladdin », de Ron Clements, John Musker, 1997.

[29] P. Rigouste, Raiponce (2010) : Peut-on être à la fois princesse et féministe chez Disney ? dans « Le cinéma est politique »,  https://www.lecinemaestpolitique.fr/raiponce-2010-peut-on-etre-a-la-fois-princesse-et-feministe-chez-disney/