Dans une industrie cinématographique très masculine, réalisateurs et producteurs confrontent souvent leurs acteurs vedette à un enjeu de taille : vieillir, voir s’approcher la date de péremption. Comment les personnages vieillissants ont-ils l’opportunité de sauver la face, et de maintenir leur image de dominants ? À travers ce que les héros de fiction tentent de préserver en vieillissant, se dessinent les contours de ce que la pop culture a érigé comme norme masculine. Alors, comment l’automne des hommes est-il représenté à l’écran ? Nourri d’orgueil et d’une détermination toujours vivace, il ressemblera au bouquet final d’un feu d’artifice ou ne sera pas.

Les blockbusters ou les séries grand public sont des produits commerciaux. Ils mobilisent des budgets considérables et sont conçus pour générer du profit. Ils doivent coûte que coûte atteindre un vaste public cible. Alors que la population occidentale vieillit (en Belgique, la tranche démographique la plus représentée se situe entre 50 et 59 ans[1]), il semble logique que les histoires proposées dans les films fassent notamment écho aux préoccupations et aux goûts supposés des hommes grisonnants. C’est cette génération qui, en France par exemple, remplit principalement les salles de cinéma : « en 2012, le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) a réalisé une enquête éclairante sur l’évolution de la fréquentation des cinémas en France dans les vingt dernières années. Elle établit que, pour la première fois en 2011, les seniors y sont devenus la part du public la plus importante : dans les salles, le pourcentage des plus de 50 ans (33,6 %) dépasse celui des moins de 25 ans (31,3 %). En vingt ans, les équilibres générationnels ont été bouleversés : en 1993, les chiffres étaient au contraire de 18,2 % pour les seniors et de 43,9 % pour les jeunes »[2]. Les films s’écrivent donc en séries. Ils permettent au spectateur de retrouver ses héros préférés, de les voir vieillir au même rythme que lui, et de découvrir les astuces qu’ils imaginent pour déjouer les embuches du vieillissement.

Han Solo et son Wookie, aux cheveux moins gris que les siens, dans Star Wars, épisode VII : Le Réveil de la Force (JJ Abrams, 2015).

Les parcours individualisés comme machines à émotions

Gilles Lipovetsky et Jean Serroy postulent que, plus que jamais, « les films s’ouvrent à l’individualisation des parcours, aux récits et aux trajectoires particularisés » et que « le troisième âge n’échappe pas à la puissante dynamique d’individualisation (…). Le vieux est un individu qui se refuse à subir passivement le poids des âges. S’il n’est plus objectivement jeune, il fait sienne les valeurs jeunes d’activité, de dynamisme, de forme[3] ». Être un personnage de Star Wars ne serait ainsi pas l’unique chemin pour avoir la chance de vieillir à l’écran : un quidam, et les « petits » tracas que la vieillesse lui impose, méritent d’être mis en récit. Aucun profil, aucune tranche d’âge n’est ainsi laissée dans l’ombre. À la manière d’une télé-réalité, le vécu des petites gens (le prépensionné des classes ouvrières ou la petite fille d’un petit village paisible) se pense lui aussi comme un spectacle qui passionnera le public. Si une forme « d’égalité démocratique a fait son œuvre[4] », il y a également là une opportunité commerciale que les grandes compagnies de production cinématographique peuvent exploiter : « les très jeunes comme les plus vieux représentent des catégories de consommateurs importantes ».

Pour les auteurs de L’écran globalisé, une autre explication à la récurrence de personnages plus âgés sur les écrans est à chercher auprès des acteurs et actrices à succès : « vivant, comme tout le monde, de plus en plus vieux, des rôles accordés à leur grand âge les attendent ».

Des personnages à l’image de ceux qui les imaginent

Les hommes, et notamment les acteurs eux-mêmes, sont surreprésentés dans les mécanismes de production cinématographique. George Clooney (pour The Monuments men, George Clooney, 2014), Robert De Niro (pour The Irishman, Martin Scorsese, 2019), Brad Pitt (pour Fury, David Ayer, 2014, ou Ad Astra, James Gray, 2019) ou Johnny Depp (pour Lone Ranger, Gore Verbinski, 2013, ou Minamata, Andrew Levitas, 2020) produisent ou réalisent des films dans lesquels leurs cheveux gris seront mis en valeur. Ils y incarnent des héros dont les traits de caractère sont intimement liés à la période de la vie qu’ils traversent, ou, à l’inverse, où leur âge est une donnée mineure. L’arme fatale 5, tant attendu des fans, rassemblera une nouvelle fois les prépensionnés Mel Gibson et Danny Glover. Ils ne sont « toujours pas trop vieux pour ces conneries » (comme ils ont coutume de le répéter dans chaque épisode de cette saga).

Mais, à travers l’ensemble de sa filmographie, c’est peut-être le réalisateur et acteur Clint Eastwood qui offre aux hommes le meilleur tutoriel de fin de vie. De Breezy à Space Cowboys, de Dans la ligne de mire à Gran Torino ou de Sur la route de Madison à Million Dollar Baby[5] : tous ses films placent des héros masculins au cœur de l’intrigue malgré leur âge avancé, et cette donnée offre de nombreuses opportunités dramatiques. Les acteurs, se rêvant immortels, gardent donc la mainmise sur leur image. À travers leurs films (entre autres) ils s’adressent au(x hommes du) monde entier, et donnent le ton pour défendre un art de « bien » vieillir.

Les vieux astronautes reprennent du service dans Space cowboys (Clint Eastwood, 2000).

Montrer les crocs, écarter son rival

Mais quelles qualités l’homme de la pop culture valorise-t-il au juste pour rester au top ? En haut de la liste apparaissent la force physique, l’aptitude au combat et la maîtrise des armes. Au fil des épisodes, Indiana Jones (Indiana Jones et le royaume du crâne de cristal, Steven Spielberg 2008) ne raccroche jamais son fouet, le Terminator (Terminator Dark Fate, Tim Miller, 2019) exploite toujours un nouvel arsenal planqué pour sauver le monde de l’apocalypse, et Rambo bricole toujours d’inventifs jouets meurtriers pour asseoir sa vengeance. Perdre la maîtrise des armes est souvent considéré comme un indice de la défaillance d’un héros. On retrouve cet enjeu dans des scènes classiques du Western (Impitoyable, Clint Eastwood, 1992, ou Mon nom est Personne, Tonino Valerii, 1973) ou du film policier (Le cercle rouge, Jean-Pierre Melville, 1970) : quand le bras tremble et que le tireur manque la cible, c’est qu’il est périmé. Aura-t-il les ressources nécessaires pour retrouver ses aptitudes passées ? Car c’est en participant à la bagarre que le héros de cinéma prouve sa valeur, et renforce son pouvoir ou son statut. Dans le récent Irishman (Martin Scorsese, 2019), une scène déterminante voit le maffieux incarné par Al Pacino sauter à la gorge de son jeune rival. Pour maintenir son influence et son leadership, il faut souvent écarter un jeune concurrent. À coups de poing, de préférence.

Yves Montand, en tireur d’élite en prise avec le delirium tremens dans Le cercle rouge (Jean-Pierre Melville, 1970), ne pourra tenir son rang dans un cambriolage que s’il parvient à toucher le cœur de la cible.


Mais quelles sont les motivations ancrées qui poussent les personnages masculins vieillissants à se battre éternellement ? C’est souvent pour assumer ses responsabilités d’homme que le héros reprend du service. Mel Gibson, en flic pensionné et fauché dans Traîné sur le bitume (S. Craig Zahler, 2018), se lance dans un casse pour mettre sa famille à l’abri. C’est également ce qui motive Walter, le héros de la série Breaking Bad (Vince Gilligan, 2008 – 2013), qui se transforme en baron de la drogue pour laisser un pactole à sa famille quand le cancer l’aura emporté. À travers cette figure d’homme vieillissant, mais déterminé à porter le poids du monde sur ses épaules, apparaît une caractéristique constitutive de la masculinité contemporaine : s’il ne porte plus la culotte, l’homme n’a plus de raison d’être. Logan (James Mangold, 2017), ce superhéros alcoolique et désœuvré, accepte de sauver la veuve et l’orphelin malgré les difficultés qu’il a endurées. C’est dans son ADN de se sacrifier, et il ne peut laisser cette chance à d’autres.

C’est un Wolverine diminué par le poids des responsabilités qui relève un dernier défi dans Logan (James Mangold, 2017).


Mais dans tous les exemples cités, tenir son rang n’est qu’un alibi. L’homme, ce grand gamin, prend surtout un plaisir fou à passer à l’action et recevoir les honneurs. Il est par nature inadapté à la médiocrité du quotidien. Sa normalité, à lui, est faite d’extraordinaire, d’imprévu et de risques. Ce qu’il défend, au-delà des bonnes intentions, c’est sa capacité à être au centre de l’attention, et à maintenir son pouvoir par la même occasion.

Exister dans les yeux d’une femme

Si l’homme vieillissant affronte les péripéties d’un scénario, c’est aussi pour le cœur des femmes. Sans amours charnels et passionnés, la vie ne vaudrait ainsi pas la peine d’être vécue. Les comédies populaires françaises offrent fréquemment aux acteurs d’un certain âge l’opportunité d’incarner la figure du « vieux beau » (pensons au séducteur Gérard Darmon dans Le cœur des hommes (Marc Esposito, 2003), ou à l’irrésistible Gérard Depardieu en chanteur ringard qui fascine Cécile de France dans Quand j’étais chanteur de Xavier Giannoli, 2006). Que ce soit crédible ou pas, l’homme aux cheveux gris est capable de séduire des jeunes femmes (la figure d’une femme âgée accompagnée de jeunes hommes est, elle, extrêmement rare). L’homme se sentirait-il exister à travers la charmante présence qui l’accompagne ? L’homme doit-il prouver sa réussite à travers ses nouvelles conquêtes ? Les relations qu’il entretient avec les femmes ne sont pas si simples. Elles révèlent aussi, dans de nombreux films, la violence que les hommes ressentent quand leur virilité et leur sex-appeal sont défiés.

Confronté à ses regrets et ses frustrations, c’est dans l’interdit que plonge le héros de American Beauty (Sam Mendes, 1999).


American Beauty (Sam Mendes, 1999) exprime de manière dérangeante ce qui anime le cœur des hommes quand la jeunesse s’éloigne. Lester Burnhamm (Kevin Spacey), frustré par la vacuité de sa vie d’homme rangé, cherche une échappatoire dans les yeux d’une jeune fille. Il revendique de faire ce qu’il veut, c’est-à-dire n’importe quoi. Il quitte le costume étroit du père de famille responsable pour endosser celui de loser pervers fumeur de pétards. Si les hommes se sont reconnus dans l’attitude puérile de Lester et dans son envie de tourner le dos à la bienséance, c’est peut-être parce qu’ils ne parviennent plus à s’identifier à ce que la pop culture leur propose comme figure masculine : celle d’un James Bond qui jamais ne faillira.

Un baroud d’honneur pour entrer dans la légende

Après une vie passée sur le piédestal de la masculinité triomphante, les hommes ont visiblement peur de la chute. Peut-être semble-t-elle plus vertigineuse que pour les femmes. Ils s’agrippent alors du bout des ongles à ce qui fît leur grandeur. Qu’ils le veulent ou pas, ils sont déterminés à se sacrifier sous peine de décevoir les attentes. Quand ils perdent leur force, leur pouvoir, et l’admiration des femmes, ils sont contraints de le faire avec panache, quitte à exploser en vol.

Les gangsters en fin de course de La horde sauvage (Sam Peckinpah, 1969) préfèrent provoquer un carnage et y laisser la peau qu’abandonner la partie.


Ils repoussent le moment où s’amorcera la lente plongée dans la vieillesse et l’oubli. Le réalisateur Darren Aronofsky synthétise cette idée dans The Wrestler (2008), où le catcheur abîmé, incarné par Mickey Rourke, monte une dernière fois sur le ring en sachant qu’il n’en sortira pas vivant. Entrer dans la légende et donner un sens à son existence est à ce prix. Sortir, d’accord. Mais par la grande porte si possible : voilà le défi.

« Le bélier » a le cœur défaillant. Il grimpe malgré tout une dernière fois sur les cordes (The wrestler, Darren Aronofsky, 2008).


Ce baroud d’honneur, jouissif ou pathétique, renvoie à l’idée que l’homme est inadapté à l’humilité : elle ne serait pas constitutive de la masculinité. L’homme vieillissant dans le cinéma populaire poursuit, ou est contraint de poursuivre, une sorte de concours de popularité et de virilité, comme s’il n’avait jamais quitté la cour de récréation. Mais les hommes ne peuvent-ils « rester des hommes » s’ils laissent, l’âge avançant, leur orgueil derrière eux ? Comment peuvent-ils s’affranchir de leur égo tyrannique, et des poids parfois trop lourds qui pèsent sur leurs épaules ?

Auteurs et producteurs ont aujourd’hui une opportunité à saisir : offrir aux (jeunes) comédiens l’opportunité d’en finir avec les poncifs virils de la seconde partie du XXème siècle, et valoriser, même dans un blockbuster, la variété de ce que sont les hommes et les questions qui les animent. Et c’est probablement grâce à une mixité renforcée à chaque étape de la production cinématographique que pourraient prendre forme des évolutions notables. Daniel Craig, en invitant Phoebe Waller-Bridge[6] à intégrer plus d’humour et des personnages féminins plus profonds dans le scénario du dernier James Bond, a-t-il montré la voie à suivre pour d’autres comédiens vieillissants ?

Brieuc Guffens – Août 2020


[1] https://www.populationpyramid.net/fr/belgique/2019/

[2] Jacques Mandelbaum, Les seniors, acteurs du cinéma, Paris, Le Monde, 4 juillet 2013. Récupéré sur https://www.lemonde.fr/culture/article/2013/07/04/cinema-le-grand-age-d-or_3442457_3246.html

[3] Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’écran global, culture-médias et cinéma à l’âge hypermoderne. Paris : Seuil, La couleur des idées, 2007, p119.

[4] Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’écran global, culture-médias et cinéma à l’âge hypermoderne. Paris : Seuil, La couleur des idées, 2007, p121.

[5] Breezy, Clint Eastwood, 1973
Space Cowboys, Clint Eastwood, 2000

Dans la ligne de mire, Clint Eastwood, 1993

Gran Torino, Clint Eastwood, 2008

Sur la route de Madison, Clint Eastwood, 1995

Million dollar baby, Clint Eastwood, 2004

[6] Comédienne, scénariste et productrice anglaise, elle a été acclamée pour son personnage dans la série Fleabag, affrontant le sexisme avec dérision et acidité.