L’essence du rock : la résistance, la rébellion. C’est la voix des iconoclastes, révolutionnaires, réfractaires, anti-establishments, pourfendeurs de bourges et défenseurs des minorités. Sauf que le rock, c’est une histoire inventée et racontée par des hommes et une musique jouée par des mecs. Les meilleurs sont légitimés et canonisés par leurs pairs, leurs  vinyles sont vendus par des types qui leur ressemblent comme deux joutes de pogo.  Ils sont propulsés sur scène par des gars[1] qui font la pluie et le beau tempo. De son côté, le clip vidéo se situe dans cette logique d’images intrinsèques au rock. Comment celles du rocker (masculin) y sont-elles formulées ? 

Dans le clip, le rocker est un rebelle. Il exhibe un patchwork de looks dont le dieu tutélaire est David Bowie (ah !,  Bowie). Mais ce principe de marginalité matérialisé par les imagesest principalement destinés aux  hommes : les clips de rock sont des machines à fabriquer des figures masculines qui échappent à la routine. Sur scène. Dans la salle. Dans les clips aux millions de vues. Là où presque tout est permis et même la virilité invasive, voire obscène. Kaléidoscope de clichés, c’est aussi un puzzle de poses androcentrées : si de clip en clip,  l’homme se pavane au firmament de la planète rock, de son côté, « la femme est le nègre de ce  monde[2] » chantait John Lennon.

Les femmes ? Elles sont bonnes pour le gynécée : dans la loge du rock au féminin, on ne recense guère que les sex-symbols (Debbie Harry), les défoncées comme des hommes (Janis Joplin, Amy Winehouse), les jolies voix d’interprètes (on ne citera pas de nom), les all female bands (comme s’il fallait définir le talent par le genre). Si les rockeuses sont féministes, elles fournissent aux hommes l’alibi en or pour exposer leur bonne conscience simili-contestataire, et/ou si lesbiennes, ils pourront beugler au bout du bar « qu’elles assurent comme des mecs ». Quelques exceptions confirment la règle et ce sont celles dont on parle  : ce sont les folles du Roi (P.J. Harvey, Siouxsie). Bref, les hommes pavoisent, les femmes, sur scène, à la ville et dans les clips, on leur laisse un éventail de rôles accessoires comme flûtes à ronger.

Dans l’industrie du rock comme dans sa mise en images, le rocker prend toute la place et renvoie la femme à un rôle accessoire. The Killers – Here with Me (2012 – Mercury)


Caricatural ? Pas tant que ça, et tout commence avec les outils de base. Dans le rock, la maîtrise fine de l’instrument est l’apanage des hommes. La culture visuelle du rock a développé des systèmes codés d’objets voués à la masculinité. On retrouve, imbriquées, au fil des vidéoclips, motos, voitures, guitares, que le récit rend inaccessibles aux femmes. Comme dans d’autres formes musicales, le rock est associé à la virtuosité technique des instruments, elle-même liée à la masculinité. L’apprentissage autodidacte définit l’aisance naturelle des garçons à maîtriser câblages, réglages et performances. Ces traits, on en trouve l’incarnation dans le mythe du guitar-hero. C’est aussi l’homme qui, “musicien refoulé” selon l’adage,  étale son érudition encyclopédique à l’instar du critique rock.


La maîtrise instrumentale et technique : un truc de mec,, à travers la figure du guitar-hero. The Rolling Stones – Hot Stuff (1976 – Virgin)

Industrie lourde, solos dissonants

Virtuose côté scène et savant côté public, le rocker cultive sa glorieuse exception du marginalisme artistique, triomphant comme héroïque. Il se veut l’élite de la contre-culture spécialisée. Un parangon de la loose magnifique. Un working class hero donneur de leçons quand il tourne bien, superbement déjanté quand ça va mal. Il faut lire ce que François Bon écrit dans la bio exaltée et lyrique de Led Zeppelin pour s’en assurer : « Quatre types poussés à bout, mais précisément à l’endroit du plus grand désordre du monde, où se rejoignent les lignes de fracture[3] ». Des hommes sur le fil du rasoir, dans les marges de la création (mais bien au milieu de celles-ci),  et porte-paroles autoproclamés de leur époque.

Des femmes, on veut autre chose : qu’elles se produisent dans les styles cotonneux et sirupeux de la variété. Pour Helen Davies, « leurs contributions sont souvent considérées comme moins légitimes et se cantonnent aux domaines les plus légers des arts. Elles sont associées à ce qui est mainstream, qui a tendance à être dévalorisé, alors que les notions de crédibilité et de sérieux sont rattachées aux sous-cultures plus extrêmes, aux milieux dits spécialisés[4] ». Bourdieu ne raisonnerait pas autrement.

Le rock échappe-t-il au patriarcat, symbole d’une société figée ? il reflète plutôt le système paternaliste qu’il pourfend. L’expression de la domination masculine est dans l’ADN du genre, avant comme après que les amplis soient débranchés. Et même pendant. Pour preuve, cette sexualité masculine exacerbée et glorifiée dans de nombreux clips.


Sur scène comme dans les clips, les stars du rock peuvent tout se permettre, y compris la sexualité invasive et tapageuse. Red Hot Chili Peppers – Live Right on Time (1999 – Warner Bros.)


La racine de cette emprise sur le style musical tient ainsi à la répartition des caractéristiques de genre. Liberté et rébellion, mots d’ordre du rock, sont souvent vues dans nos sociétés comme des valeurs typiquement masculines. Pour cette raison, les mécanismes politiques du courant poussent les musiciens vers les stéréotypes traditionnels, démontrant au passage que le rock reflète des idéaux contradictoires : conforme aux normes sociales en circulation, il ne lui oppose  que son image.

Et cela ne s’arrange pas avec le temps. Une étude[5] menée par The Annenberg Inclusion Initiative en 2019  montre que les inégalités de genre n’ont jamais été aussi fortes dans les jobs de chanteur·se, auteur·e et producteur·rice. On peut y lire que l’année 2018 est l’une des pires, en termes de présence féminine. Parmi les cent chansons les plus plébiscitées, une sur cinq est interprétée par une artiste : « Les voix de femmes manquent dans la musique populaire », analyse Stacy L. Smith, qui a mené l’étude. « C’est encore un autre exemple de ce qu’on voit dans l’écosystème du divertissement : les femmes sont poussées à la marge ou exclues des processus créatifs. L’industrie musicale est aux mains d’une poignée d’hommes qui dictent le discours et produisent le contenu. À peine 2% des producteurs sont des femmes ». L’étude envisage une série de barrières implicites mais réelles : dans un studio d’enregistrement, quatre femmes sur dix se sentent perçues comme des objets, une femme sur quatre n’y voit que des hommes, une sur trois est mise de côté, une sur cinq est poussée à consommer de l’alcool et des drogues. Pour ne pas faire tache dans le boy’s club.

L’univers rock actuel reflète la distribution sexuelle des rôles inscrite dans l’histoire du courant (on parle ici notamment des Presley[6], Jagger[7], Plant, au sexisme paradigmatique). Le monde du rock est un milieu contreculturel de rupture, mais le machisme est collé comme le sparadrap du Capitaine Haddock[8] aux santiags des hommes. La musique, les images, les paroles et les attitudes y traduisent une représentation masculine fabriquée par des hommes pour un public essentiellement mâle, générant ainsi de puissantes représentations identitaires de genre. Dans le clip mainstream, elles ouvrent à leur public une vaste référence visuelle de fantasmes où puiser à l’envi : la rock star est à la fois l’icône qu’on admire et à laquelle on s’abandonne, mais aussi celle qu’on prend pour modèle.

Ainsi naquit le clip

Images et sons ? La musique se regarde autant qu’elle s’écoute. Depuis l’avènement de MTV en 1981 ouvrant avec Video Killed the Radiostars des Buggles, les clips musicaux sont présents sur tous les écrans.  Ils figurent un âge d’or rock télévisuel diffusé sur une multitude de canaux.

Dès le départ, le clip cristallise et modifie les modalités de représentation de ce genre musical, jusque-là disponible en support audio. Au fond, écrivent Laurent Jullier et Julien Péquignot, le clip « constitue un retour à la normale : un retour à un monde où le musicien et sa musique forment un tout indissociable. Durant la plus grande partie de l’humanité, le spectacle de la musique, et pas seulement son audition, a été quelque chose de courant [9]». De nos jours, les clips mobilisent principalement les plateformes de diffusion de contenus sur Internet, comme YouTube, où les morceaux de rock font régulièrement l’objet de créations visuelles officieuses des fans.

Il faut dire que le support est un peu fourre-tout. On y trouve des extraits de concerts live, des séquences musicales ou en playback d’artistes en studio ou pas, des courts ou moyens métrages, abstraits ou figuratifs, au montage rapide, dont les acteurs sont les musiciens eux-mêmes … mais pas toujours. C’est en 1983 que naît le plus célèbre clip  : Thriller, avecMichael Jackson, d’un format de 14 minutes, réalisé par John Landis. Thriller fait émerger le genre en ne le limitant plus à de la  chanson filmée.  Et en passant, Thriller est  un clip pas mal sexiste, puisque la girlfriend de l’artiste à l’écran y campe une fille terrorisée par un mauvais cauchemar. Elle s’y voit la proie désemparée d’un gang de zombies. Ange et démon, le mâle interprété par Jackson sans les Five prend figure biface d’ange rassurant et de monstre effrayant. Une métaphore ?

Images mâles

Les hommes coulent l’industrie du rock dans le béton armé de leurs guitares. Qu’en est-il des caractéristiques de leur image médiatisée ?  D’abord, leur image … elle fait du bruit. Une façon de délimiter un territoire sonore puissant au risque de fracasser les instruments. Ou d’y mettre le feu, à l’instar du très patrimonial Jimi Hendrix. Les hommes revendiquent le royaume du volume, martyrisent guitares et synthés pour affirmer leur sens du pouvoir en dépit des conventions qui veulent qu’un instrument de musique, on le bichonne. Ce pouvoir viril, alimenté par l’ingénieur du son (généralement masculin même quand ce sont des filles qui jouent) signe la mainmise ultime du contrôle sur la production musicale. Les femmes ne sont pas autorisées à avoir un accès total au son et à l’image du clip, reflétant ainsi les normes exigées par la société : « Elles sont reléguées aux zones où les hommes contrôlent directement leur image et leur son. Par exemple, en endossant le rôle de chanteuse[10] » ou de choriste, si ce n’est carrément en actant leur apparition muette et décorative dans le clip.

La présence technique masculine à tous les échelons de la production complète le cliché de la musicienne qui ne joue bien qu’à condition qu’elle s’efforce de prester « presque aussi bien qu’un homme », souffrant ainsi le comparatif  : « Ce n’est pas sexiste de le dire, mais les femmes ne sont pas aussi bonnes que les hommes en musique, comme elles ne sont pas aussi bonnes non plus en foot. Voir une femme en robe qui joue de la guitare, c’est bizarre. Comme un chien à vélo[11] ». Cette vision communément partagée soutient l’idée qu’il ne s’agit pas de talent mais d’un conflit dont le rocker est sorti victorieux, perpétuant ainsi une discrimination historique. Se produire sur le devant de la scène est en contradiction avec les attentes de la société selon lesquelles les femmes doivent se contenter des seconds rôles.

Ainsi, le clip véhicule une collection d’images majoritairement masculines et typiques du genre, dont le trait commun est pourtant la rupture avec les générations précédentes et avec les conventions stylistiques du moment. Hippies chevelus dans une société figée, skinheads rasés au milieu des androgynes, mal fagotés quand il s’agit pour tous d’avoir un style.. Romantiques quand tout le monde joue aux durs, teint blême quand les autres passent leurs journées sur les plages de Malibu. Propres au milieu des sales, pantalons troués quand les aînés repassent leurs chemises. Au fil du temps, les changements d’apparence ont ainsi fourni une série de signes de reconnaissance et d’affiliation communautaires.. 

Les garde-robes masculines sont davantage signifiantes que leurs homologues féminines. Dans le clip, cette attention au look est palpable. Néoromantiques, heavy-métaleux, punks, gothiques, tous y passent. L’univers masculin est un imagier en mille-feuilles. Certains visuels affichent une masculinité tapageuse et bad boy, d’autres la jouent soft. Ils oscillent entre univers agressif, culte de la virilité, dieux vivants qui échappent à la bienséance temporelle ou au contraire, féminisation des apparences et des  banalisation des postures.

Le rocker produit une succession d’images qui lui permet d’annexer tous les territoires visuels. Fat White Family – Tastes Good With The Money (2019 – Domino)


C’est le glam-rock et ses emprunts au registre féminin qui illustre le mieux les paradoxes du rock masculin, avec ses talons compensés, vestes en lamé, maquillage outrancier, cheveux colorés et sa gestuelle ambigüe. Dévalisant le dressing des femmes, le glam ne casse pourtant pas les lignes de la domination hétéro et masculine. Car le courant sert paradoxalement de levier à la réaffirmation d’une hétérosexualité puissante où les femmes sont à disposition des hommes comme objets sexuels. Thea de Gallier, dans son article Dude looks like a lady : The power of androgyny in metal [12], le résume avec une formule percutante : « Il y avait plein de place pour l’expérimentation visuelle, mais en terme de contenu, il n’y en avait que pour le pouvoir du pénis. » Bien que les musiciens affichent un look androgyne, peu d’entre eux formulent une vraie remise en cause des identités sexuelles. Porter des fringues de filles, se maquiller, n’est que l’artefact visuel d’une génération qui réclame une rupture face aux stéréotypes établis, sans les remettre fondamentalement en cause. Mais touche pas à nos groupies. C’est aussi un argument médiatique de provocation afin de faire parler du groupe, à l’instar des New York Dolls.

Forte de son pouvoir à penser la masculinité, l’industrie du rock, notamment à travers les images du clip, autorise ses artistes mâles à annexer ainsi tous les territoires visuels, qu’ils soient masculins ou féminins : les stars (du glam-rock et de bien d’autres mouvements) sont multiples sans voir leur masculinité contestée. Dans les clips, les rôles se distribuent même à l’intérieur d’un groupe sur le principe de l’hydre à deux têtes. Ainsi, Roxy Music : à Brian Ferry la virilité surjouée, cravate, uniforme, œil de pirate ou costume de crooner, à Brian Eno, la tenue lurex aux paillettes étincelantes et les mouvements gracieux des mains.

De son côté, David Bowie empruntera la même autoroute à bretelles au cours de l’ensemble de sa carrière. Il s’agit de véhiculer, par incorporation du féminin, un message de liberté identitaire fondé sur une alternative au binarisme des genres. La marque visuelle de l’égalité entre les sexes par fusion des genres  reste une utopie disruptive : David Bowie comme plus tard, Marilyn Manson, crée une série de  personnages pour du faux,  comme « tombés d’une autre planète[13] ». La contre-culture absorbe le  féminin sans femme.

Le rocker affiche un look véhiculant un message de liberté identitaire, artefact visuel d’une génération qui réclame une rupture face aux stéréotypes établis, sans les remettre fondamentalement en cause. David Bowie – Rebel Rebel (1974-RCA)

Moi, émois

Si le rocker pique les fringues de sa sœur pour faire joli, ses postures et états émotionnels  perpétuent un récit unilatéral et égocentré. Il envisage le monde d’un œil masculin, fournissant à ses publics un réservoir de fantasmes diversifiés. Le clip est une entité où les préoccupations masculines prennent tout l’écran. Mettant en scène des stéréotypes qui semblent incarner les codes de la domination de genre, que peuvent donc communiquer les clips sur la construction d’idéaux masculins moins ambivalents qu’il n’y paraît ?

On décrira ici les figures du tombeur, de l’amitié virile, du violent, mais aussi du loser, de l’homme banal, du déglingué, du déprimé, de l’éternel adolescent, du donneur de leçons. Ces différentes figures parfois liminaires offrent à leurs audiences masculines, confrontées à la banalité de leur existence, autant de consciences fières de leur propre genre. C’est autant l’expression de ces fantasmes identitaires qui pose problème que le fait qu’ils monopolisent l’espace du clip, laissant peu de place à d’autres expressions qu’un regard autocentré.

Mâles iconiques

Sex, drugs and rock’n’roll : la mise en images du rocker bricole les icônes de son temps. Une pose, un look, le gimmick d’un guitariste, on les imite. Car le clip met en scène un ensemble de valeurs que partagent l’artiste et son audience si souvent montrée dans les prestations des stars mainstream à l’écran. Les clips mettent en scène un ensemble de similarités iconiques entre le public et l’artiste, dans une forme de communion intense.

Que racontent les clips sur les comportements d’un homme aux mille visages ? Voici notre top five des figures mâles. Rejet du patriarcat ? Pas sûr. Plutôt la confortation d’un idéal masculin aux caractéristiques conviées par l’adolescence. 

L’homme à femmes

Dans le clip, la star du rock s’entoure de femmes. Nombreuses, décoratives. Pour Rosemary Lucy Hill, cette image est centrale : « Les photographies choisies de musiciens masculins avec des fans féminines montrent les femmes comme adorantes et affectueuses, tandis que les musiciens masculins sont montrés comme indifférents et apathiques. Cela met l’accent sur une relation inégale dans laquelle le musicien est toujours spécial pour le fan ; le fan individuel est rarement spécial pour le musicien[14] ».

La star du rock est un homme à femmes. Choisir sa conquête qui jamais ne dit non, c’est le coup classique. Ce trait tend à préserver une structure de pouvoir patriarcale, à maintenir le statu quo des femmes en tant qu’objets sexuels jetables. Au mieux, l’homme prend la femme pour muse, source d’inspiration du grand génie créateur qu’il est. Au pire, l’idée que les femmes ne soient que des fuckdolls à consommer voire humilier est rendue attrayante. Elle conforte l’audience mâle dans ses fantasmes sexuels et neutralise la rivalité entre les hommes du public pour la conquête des femmes,  puisque la hiérarchie du pouvoir sexuel est spontanément établie entre la star transcendante, voire semi-divine, et ses adorateurs.

La société lie les hommes à une vie monogame alors que les rockers affichent dans les clips un parcours affectif sans contrainte, si ce n’est celle revendiquée par les femmes qui sont dans ce cas vues comme de sacrées emmerdeuses, limite castratrices. Est-ce à cause de cette peur de perdre le sens de la masculinité omnipotente que l’industrie de la musique frappe avec tant de force contre tout ce qui est féminin ? À l’image, les rockers affichent leur pouvoir sur les femmes, sans quoi, ils courent le risque de perdre leur génie créatif et de se retrouver en case “plouc qui s’y croit”.  À travers cette façon de remettre aux stars  les clés de l’éros indifférent, le rock permet à son public d’attester son sens des hiérarchies masculines.


Star transcendante, héros sacré, le rocker a le pouvoir de choisir sa conquête ou sa muse. Nick Cave – Stagger Lee (1996 – Mute)


De nombreux clips mettent en image ces jeux de pouvoir. Si la femme tente d’y renverser la hiérarchie, il faut  lui rappeler ce qu’elle n’est que … Dans “Don’t Stand so Close to Me”, Police demande aux filles de ne pas s’approcher trop près, ce qui serait, oh crime de lèse-majesté, inverser le principe de consentement. Dans un autre clip (“Love that Kills”, de Mötley Crüe), une horde de tentatrices sexy du genre à qui aucun homme ne dirait non, veut empêcher les musiciens de jouer. Le péril est écarté : il suffit de rabattre les vilaines en cage. Pour Caroline Hartman, « C’est à partir de cette idée que les hommes ressentent le besoin de s’échapper ou d’être prisonniers de la machine matriarcale de la domesticité. C’est cette représentation des femmes comme ennemies qui oblige les hommes à se rebeller contre les femmes dans l’industrie du rock. Il s’agit en grande partie d’un vous êtes soit avec nous, soit contre nous [15] ».

Un loser, baby

L’homme, un tombeur qui jette les filles après usage ? C’est aussi un fameux loser aux multiples figures : paumé, mal dans sa peau, inadapté, fragile, démissionnaire. Le loser larmoyant est un faux faible qui apitoie. Avec Nirvana, Kurt Cobain, fragile et à fleur de peau, porte la résignation vis à vis d’un âge adulte masculin, la détresse du petit enfant qui n’a pas su grandir, obligé d’accepter la dureté de la vie et d’un système impraticable pour lui. Dans Smells Like teen spirit, Cobain se décrit comme un raté : “ I feel stupid and contagious / A mulatto, an albino, a mosquito, my libido” Nirvana est  loin d’être le seul à délivrer ce message auto-dépréciatif. Offspring, dans “Self Esteem” va dans le même sens , raconte l’histoire d’un type dont la copine fait ce qu’elle veut. Iggy Pop, avec “I Wanna Be Your Dog”, réclame le droit d’être un chien pour sa compagne. Monsieur Pop se livre et veut se soumettre à elle, ce qui n’est peut-être jamais qu’une autre façon de prendre le pouvoir. Le rocker a le droit de se perdre, d’avouer sa détresse. Le rock reste virilo-centré même quand les signes de masculinité sont absents.

Le groupe Radiohead symbolise le loser déprimé à travers toute son œuvre vidéoclipée, colle au plus près des tourments égocentrés de l’adolescence, masculine en l’occurrence.. Dans Creep, Thom Yorkese résigne à n’êtrequ’un minable et se place totalement en faux de la star conquérante qu’il voudrait devenir : « I want to have control, I want a perfect body / I want a perfect soul ».  Au point que dans Karma Police, il ne sait plus où il est : « For a minute there I lost myself, I lost myself ». Dans No Surprises, Yorke se noie dans un bocal en face-caméra, finit par se casser la figure avec panache dans Street spirit grâce à un superbe ralenti sur image. Faites-ça dans la vie, vous ne courez aucun risque d’être adulé. La star du rock se veut un grand fragile qui apitoie.


Radiohead met en images les tourments du rocker déprimé. Radiohead – Street Spirit (Fade Out)  (1996 – Parlophone)

L’homme révolté

Une autre caractéristique majeure de la pose rock est cette figure de rebelle colérique ou violent. Cet esprit transgressif fait d’excès en tout genre constitue un stock d’images faisant écho à quelques traits communs de  l’adolescence masculine.

Car tout ce qu’un mec, a fortiori adolescent, ne peut pas faire dans la vie, le rocker le fait. Hypersensible, bad boy, violent, possessif, blindé de testostérone : il part en vrille, il se défonce. Filmé à la première personne et fustigé pour sa violence contre les femmes, “Smack my bitch up” de Prodigy expose tous les excès : drogue, sexe, alcool et brutalité. Les associations féministes ont crié à l’incitation à la violence faite aux femmes, banalisée et portée sur les dance-floors. Les paroles (« Change my pitch up / Smack my bitch up »), flattent le public masculin dans ses sombres desseins. Par un effet de surprise, le clip se termine par la révélation de l’identité de l’agresseur : c’est une femme. Il n’empêche, le récit se déroule sur un fond d’hédonisme lié à la violence envers les femmes, et la surprise finale ne fait que renforcer le propos général.

Le discours mobilisé par cette thématique constitue une des stratégies publicitaires les plus visibles du rock. Longtemps, les figures d’identification proposées par l’image de rocker en colère sont restées masculines. L’autonomie qu’elles incarnent exprime une rébellion contre toute forme de subordination. Il s’agit là d’exister, attirer l’attention à travers les excès, les ruptures face aux normes bridant une liberté ancrée dans la masculinité.


Hypersensible, bad boy, violent, possessif, blindé de testostérone, le rocker incarne une rébellion à fleur de peau contre toute forme de subordination. Idles – Mother (2017 – Partisan)

Le donneur de leçons

Le rock joue un rôle de catalyseur pour les mouvements politiques et sociaux visant une dynamique d’émancipation : l’opposition à la guerre du Vietnam, la modification des comportements sexuels, la lutte contre le racisme, l’homophobie. Et d’autres grands idéaux présents chez les adolescents, comme la lutte contre la guerre ou la faim dans le monde. De nombreux clips de stars nourrissent à la fois la notoriété d’une grande cause, et ses artistes porte-paroles.

Il y a cependant d’importants contre-exemples car l’émancipation décrite et racontée par le rock sert  principalement les attentes d’un public masculin. Au regard des luttes entamées dans les clips, peu de groupes de rock  tiennent un discours ouvertement féministe. Au contraire, il faut souligner par contrast la misogynie qui s’exprime dans le rock. Porte-drapeau de son public, le rocker défend les grandes causes, mais ne laisse guère aux femmes que la cause féministe, dans une attitude globale qui ne laisse aux minorisées que le droit de s’exprimer sur leur oppression.

Porte-parole de son public, le rocker défend les grandes causes dans de nombreux clips, mais peu de groupes masculins défendent un discours ouvertement féministe. Fontaines D.C. – Big (2019 – Partisan)

L’homme banal

Dans un certain nombre de clips, la star se languit dans une vie ordinaire. Elle évoque l’ennui adolescent, tout en rêvant d’une existence héroïque. À l’image, le rocker éprouve le quotidien commun de son public. Une copine (mais une seule, hein), une maison, un jardin, une moto, de la glande et de l’ennui. Des blagues un peu lourdes entre potes, une virée en ville, des courses au supermarché du coin. Le rocker n’entend pas que l’injonction qui le pousse à être viril, assuré et sortant des normes.

Mieux, même, il n’a plus à revendiquer d’être un héros, de passer à la télévision ou d’être cent mille fois vu sur YouTube. Sa banalité mise en paradigme lui confère le droit d’être sans qualité et pourtant adulé. Il fournit ainsi à son public d’anonymes la promesse égocentrée d’être aimé pour soi-même.

Le rocker peut se présenter comme un anonyme sans qualité. Pour autant, il restera promis à un statut différent de son public. The Murder Capital – Green & Blue (2019 – Human Season)

Ces différents traits sur fond d’égocentration ( spleen, fantasme de possession des femmes, idéalisme du soutien aux grandes causes, définition de l’identité, excès en tout genre, tout comme la banalité de la vie à laquelle on tente d’échapper ) sont autant de caractéristiques de l’adolescence. Tombeur, violent, loser ou banal, déjanté, éternel ado, le rocker mainstream donne à son public masculin les fantasmes qu’il recherche et les idéaux qu’il a perdu en devenant adulte. Il aime aller plutôt pas bien dans sa peau, aller très mal au milieu des autres. L’expression de ces images occupe quasiment tout l’espace médiatique commercialisé et laisse aux femmes un rôle marginal. Un comble pour ceux qui disent rêver d’un autre monde. La star du rock n’incarne-t-elle pas à l’excès les codes éculés de la domination masculine ? « Je veux être adoré … » , dit-elle. Et ça marche.

Bien que le rock se présente comme rebelle par essence et dépositaire d’une contre-culture qui  autoriserait ses membres à questionner les attentes de la société, les stars du courant ne montrent pas réellement ce qu’elles prétendent. Au lieu de cela, le clip vidéo affiche souvent des valeurs contradictoires dans lesquelles le rock perpétue les stéréotypes de genre de la société traditionnelle et les états d’âme masculins juvéniles.

Yves Collard


[1] Vous l’avez noté : à ce stade, la liste des synonymes du mot « homme », est déjà à peu près épuisée.

[2] John Lennon/Yoko Ono, “Woman Is the Nigger of the World” : “ We make her paint her face and dance, If she won’t be aslave, we say that she don’t love us If she’s real, we say she’s trying to be a man” traduction : “On lui fait peindre son visage et danser, si elle n’est pas esclave, on dit qu’elle ne nous aime pas, si elle est réelle, on dit qu’elle essaie d’être un homme”, une citation qui reflète assez bien la place des femmes dans le rock.

[3] François Bon : « Rock’n roll : Un portrait de Led Zeppelin » , Albin Michel, 2008.

[4] Helen Davis, “All Rock and Roll is Homosocial : The Representation of Women in the British Rock Music Press”, Cambridge, 2001.

[5] Stacy L. Smith, Marc Choueiti & Dr. Katherine Pieper, “Inclusion in the Recording Studio?, Gender and Race/Ethnicity of Artists, Songwriters & Producers across 600 Popular Songs from 2012-2018, USC Annenberg, 2019, http://assets.uscannenberg.org/docs/aii-inclusion-recording-studio-2019.pdf. Des données chiffrées comparables à la situation en Belgique. Voir SCIVIAS, « Les musiciennes et professionnelles de la musique en Fédération Wallonie-Bruxelles, septembre 2020 » http://scivias.be/presse/SCIVIAS_Rapport_1_sept2020.pdf

[6] Le coup du bassin.

[7] Le coup de la langue.

[8] Ou celui de Jack Nicholson dans Chinatown.

[9] Laurent Jullier, Julien Péquignot, Le clip : histoire et esthétique, Paris, Armand Colin, 2013.

[10]Reynolds, Simon and Joy Press. The Sex Revolts : Gender, Rebellion, and Rock’n’Roll. Cambridge, Massachusetts: Harvard University Press, 1995.

[11] Julie Burchill, dans une chronique à l’occasion de la sortie de Never mind the bollocks, des Sex Pistols.

[12] https://www.loudersound.com/features/dude-looks-like-a-lady-the-power-of-androgyny-in-metal, février 2020.

[13] Nous faisons allusion, ici, au film “The man who fell to Earth” (Nicolas Roeg, 1976), où Bowie campe un humanoïde extra-terrestre.

[14] Rosemary Lucy Hill, Gender, Metal and the Media: Women Fans and the Gendered Experience of Music, Palgrave Macmillan, 2016.

[15] Caroline Hartman, Girly Boys and Boyish Girls: Gender Roles in Rock and Roll Music. https://dialogues.rutgers.edu/journals/152-girly-boys-and-boyish-girls-gender-roles-in-rock-and-roll-music/file